La Russie “qui apprend” : un miroir inquiétant pour l’OTAN (P. Tran Huu
Les leçons tirées des revers de la Russie dessinent une armée en recomposition, un danger renouvelé pour l’OTAN comme pour l’Ukraine.
Depuis l’échec initial de son invasion de l’Ukraine, la Russie se retrousse les manches avec la froide détermination de qui comprend qu’un adversaire peut changer de paradigme. Les leçons tirées de ses revers (logistiques, doctrinaires, morales) ne sont pas anecdotiques : elles dessinent une armée en recomposition, un danger renouvelé pour l’OTAN comme pour l’Ukraine.
1. Leçons du sang : de la théorie à la pratique
1a) La guerre n’est pas « brève »
Les illusions d’une guerre éclair se sont heurtées à la réalité de la résistance ukrainienne, à la mobilisation internationale et à la complexité logistique d’une invasion sur des milliers de kilomètres. Le conflit s’est durablement inscrit dans le temps long, obligeant Moscou à concevoir sa stratégie non plus pour gagner vite, mais pour survivre dans la durée.
1b) L’adaptation tactique et le “retour d’expérience”
Plutôt que de rejeter ses erreurs, l’armée russe a multiplié les dispositifs de rétroaction : des commissions d’évaluation, des modifications de manuels (quelques 450 amendements depuis le début du conflit selon certaines sources), des équipes d’experts insérées en zone de combat pour évaluer, « en direct », les performances des systèmes et des unités. Cela dit, si l’intention est claire, l’application reste inégale, ce que je verrai plus loin.
1c) Industrie militaire et “feedback direct”
Les obstacles à l’équipement russe initial (composants de mauvaise qualité, lenteurs administratives, incompatibilités) ont conduit Moscou à rapprocher les fabricants des unités combattantes. Des ingénieurs ont été envoyés, sur le front, pour réajuster in situ les missiles, drones ou blindés. Parallèlement, certaines normes sont assouplies pour accélérer les innovations ou les adaptations urgentes.
1d) Commandement, formation, initiative locale
Une transformation plus subtile, mais potentiellement salutaire pour la Russie, porte sur la pédagogie du commandement. L’idée : déléguer davantage, responsabiliser les cadres subalternes, intégrer les retours de terrain dans les cycles de formation. Les écoles militaires ont été révisées, la durée de formation de certains officiers prolongée, des vétérans désignés comme instructeurs. Mais même ici, le fossé entre la théorie et la pratique persiste : tous les régiments n’appliquent pas ces méthodes « modernes », certains restent enracinés dans une culture hiérarchique rigide.
2. Ce que l’apprentissage russe reste incapable de corriger (ou peine à corriger)
2a. La qualité reste disparate
Adapter des manuels ou envoyer des équipes techniques est une chose ; assurer la cohérence et la qualité effective de ces adaptations (au sol, dans les compagnies de première ligne) en est une autre. Certains équipements continuent de tomber en panne, certaines tactiques restent mal coordonnées, et la discipline parfois vacille.
2b. Défauts dans l’assistance médicale (guerre sanitaire) et moral
Un des aspects les plus sombres : les conditions sanitaires sur le front. L’article de Watson mentionnait déjà la réutilisation de seringues ou des transmissions du VIH parmi les blessés. Ces témoignages montrent que l’armée russe n’a pas encore su transformer ses « erreurs de fonctionnement » en priorité stratégique. (Ceci montre que l’apprentissage n’est pas seulement technique : il est aussi culturel et humain). Au-delà du corps, l’esprit des soldats est soumis à rude épreuve. Le moral, le soutien psychologique, le refus du burn-out collectif sont des variables que le « modèle russe révisé » peine à intégrer systématiquement.
2c. La “musique du front” : entre innovation et oubli
Le front change tous les jours. Un enseignement acquis à peine une semaine peut devenir obsolète ou moins pertinent selon l’évolution du terrain. L’“oubli collectif” ou la non-transmission, dans le chaudron du combat, sont des risques permanents. Certaines réformes demeurent trop lentes pour s’imposer à temps.
3 Pourquoi l’OTAN (et l’Ukraine) doivent être sur le qui-vive
3a Une menace “renouvelée, plus agile”
Une armée russe capable de tirer parti de ses échecs est une armée plus flexible, plus dangereuse, moins prévisible. Le statu quo ne tiendra pas si l’on continue à penser que ses défauts d’origine suffiront à la freiner.
3b La diffusion de l’enseignement russe à d’autres acteurs
Moscou pourrait exporter ses enseignements (par la formation, la vente d’armes ou diverses coopérations) vers des pays tels que l’Iran, la Corée du Nord ou la Chine, avec un effet multiplicateur potentiellement inquiétant. On s’est un peu gaussé, en Occident, de la manière dont les Nord-Coréens, lors de leurs premiers engagements, ont subi des pertes sensibles ; mais l’on a oublié que leurs états-majors, eux, ont su tirer les leçons de ces revers. Cette armée, qui n’avait plus connu la guerre depuis plus d’un demi-siècle, a redécouvert à marche forcée les rudiments du combat de haute intensité : nul doute qu’elle en retiendra plus qu’on ne veut bien le croire.
3c La course à l’innovation technologique
L’OTAN doit anticiper non seulement les méthodes russes classiques, mais aussi leur usage accru de drones, de guerre électronique, d’algorithmes autonomes, d’intégration de capteurs divers. Le terrain est devenu multidomaine — les réseaux, le renseignement, l’automatisation comptent autant que le char.
3d L’enjeu du “temps long” et de la résilience
Dans un conflit prolongé, la capacité à se reconstruire (reconstituer les forces, renouveler les équipements, maintenir la cohésion nationale) sera déterminante. La Russie montre qu’elle s’essaie à cet art du « redressement dans la guerre ».
4. Ce que révèle la recherche publique
On trouve quelques publications ouvertes qui, sans être des « manuels de combat officiels», s’en rapprochent dans leur visée pédagogique.
Voici quelques exemples (sources internet infra) :
- « Russian Tactics in the Second Year of Its Invasion of Ukraine » : le RUSI (Royal United Services Institute for Defence and Security Studies) a publié un manuel sur les opérations d’assaut, fondé sur l’expérience ukrainienne. Ce document décrit des méthodes ajustées de combat rapproché, d’infiltration, d’appui feu etc.
- « Russian War Against Ukraine — Lessons Learned Curriculum Guide » : un guide pédagogique, à usage des formateurs en écoles militaires, comprenant 25 leçons couvrant 20 domaines militaires (terre, air, cyber…).
- Les études et monographies « Lessons from Ukraine » : bien qu’elles ne soient pas des « guides de terrain », ces ouvrages (par exemple A Call to Action: Lessons from Ukraine for the Future Force) rassemblent des recommandations tactiques, stratégiques et doctrinales exploitables pour les états-majors.
5. À surveiller : les défis futurs de la « Russie apprenante »
L’assimilation réelle de ces leçons au sein de toutes les unités (pas seulement les élites)
- L’accélération technologique : IA, drones autonomes, capteurs distribués
- L’hybridation : mélange entre guerre conventionnelle, guerre de l’information, conflits cyberspatiaux, opérations clandestines
- La durabilité morale et sociale de cette « Russie qui apprend » en conservant à l’esprit qu’une armée qui abandonne ses soldats sur le front, qui néglige la médecine, l’éthique ou la discipline, finira par être minée de l’intérieur.
En conclusion : la Russie ne reste plus les bras croisés. Elle essaye de gommer ses défauts, retravaille ses modes opératoires, tente de s’adapter à un ennemi agile. L’OTAN comme l’Ukraine doivent non seulement anticiper ses lacunes, mais aussitôt penser aux corrections qu’elle sera capable de faire.
Mieux vaut, dirais-je, s’attendre à un adversaire « qui apprend » plutôt qu’à un « adversaire figé dans ses erreurs ».
Pascal Tran Huu
Base documentaire :
https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC10344429/
https://static.rusi.org/403-SR-Russian-Tactics-web-final.pdf
https://press.armywarcollege.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1964&context=monographs