La France, la Pologne et le parapluie nucléaire : faut-il vraiment mourir pour Dantzig ? (P Tran Huu)

Le traité de Nancy ouvre-t-il une brèche dans la doctrine traditionnelle de dissuasion ?
La France, la Pologne et le parapluie nucléaire : faut-il vraiment mourir pour Dantzig ? (P Tran Huu)
Source : Elysée

« L’arme nucléaire n’est pas faite pour être utilisée. Elle est faite pour que personne n’ose l’utiliser. » — Général André Beaufre
« Défendez-les – pour vous-mêmes et pour les autres. » — Jean-Paul II, Westerplatte, 1987 

Le traité de Nancy : le retour du spectre de Dantzig

Le 9 mai 2025, à Nancy, Emmanuel Macron et Donald Tusk ont signé un traité scellant une solidarité stratégique franco-polonaise. Derrière les formules feutrées, c’est bien une extension implicite du parapluie nucléaire français qui s’esquisse.Une question lancinante refait surface : faut-il mourir pour Dantzig ?

Pour comprendre, il faut revenir aux fondations : la dissuasion nucléaire française et son ambiguïté stratégique soigneusement entretenue.

 Gallois, De Gaulle, Beaufre : les trois piliers de la dissuasion française

Avant de plonger dans les subtilités de l’ambiguïté beaufrienne, il convient de rappeler le rôle de Pierre Marie Gallois, souvent qualifié de « père de la dissuasion nucléaire française ».

Officier de l’armée de l’air, conseiller technique, théoricien des « armes nouvelles », Gallois fut l’un des premiers à poser les bases doctrinales de la force de frappe, convaincu que seule une dissuasion nucléaire autonome garantirait l’indépendance stratégique de la France.« Ce qui compte dans la dissuasion, ce n'est pas la quantité d'armes, mais la certitude pour l'adversaire qu'il n'y échappera pas. » (Général Pierre Marie Gallois) . Gallois pensait en termes de suffisance, De Gaulle en fit une question de souveraineté et Beaufre en tira une stratégie d’ambiguïté délibérée.

Ce triangle doctrinal — Gallois le technicien, De Gaulle le politique, Beaufre le stratège — a façonné l’ADN de la dissuasion française. 

Beaufre, De Gaulle et la sanctuarisation de l’ambiguïté

De Gaulle posait le principe : « La dissuasion, c’est d’abord une souveraineté nationale absolue. »André Beaufre en fit une théorie raffinée : « La dissuasion, c’est faire savoir que vous pouvez faire, tout en laissant croire que vous pourriez faire. »L’ambiguïté n’était pas une faiblesse, mais l’essence même de la crédibilité stratégique française : ne jamais préciser les lignes rouges, pour maintenir l’adversaire dans le doute absolu. 

La lignée gaullo-beaufrienne (1958-2007)

  • De Gaulle (1958-1969) : autonomie nucléaire, refus de l’OTAN intégré.
  • Pompidou (1969-1974) : fidèle à la doctrine, prolonge le flou stratégique.
  • Giscard (1974-1981) : modernise l’arsenal, laisse intacte l’ambiguïté doctrinale.
  • Mitterrand (1981-1995) : maître dans l’art de dire peu et d’impliquer beaucoup.
  • Chirac (1995-2007) : évoque « les centres de pouvoir » adverses sans jamais nommer ni pays ni seuils précis.

L’ambiguïté comme méthode.

Nicolas Sarkozy (2007-2012) : le pragmatisme sans rupture

Contrairement à une idée répandue, Sarkozy n’a pas rompu avec la doctrine d’ambiguïté.
En 2008, il réaffirme que la dissuasion française « protège nos intérêts vitaux, où qu’ils soient menacés », sans définir ni géographie, ni casus belli.Certes, il réintègre la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, mais précise que la dissuasion française restera nationale, indépendante dans son emploi, sous la seule autorité du Président.« La France a sa propre doctrine nucléaire, fondée sur la stricte suffisance et l’autonomie de décision. » ( Nicolas Sarkozy, 2008)Sarkozy modernise la posture, mais reste fidèle à l’ambiguïté beaufro-gaullienne. 

François Hollande (2012-2017) : la continuité en sourdine

François Hollande, discret mais rigoureux, réaffirme la doctrine sans la dévier.
Sa lettre aux armées (2015) reprend les codes immuables :

  • autonomie complète
  • absence de précision géographique
  • ambiguïté des « intérêts vitaux »

Hollande ne touche pas à cet équilibre doctrinal. 

Emmanuel Macron (2017-2025) : le glissement vers la clarté des intentions

C’est sous Macron que le vernis se fissure.
En 2020 déjà, il évoque les « intérêts vitaux de la France et de l’Europe ».En 2025, il franchit un seuil : « La sécurité de la Pologne et de l’Europe fait partie de nos intérêts vitaux. »Ce glissement sémantique réduit la latitude d’interprétation. En nommant explicitement la Pologne, il précise là où ses prédécesseurs laissaient planer le doute. Or, en matière de dissuasion, plus vous dites, moins vous effrayez. 

Les autres Européens : exclus par omission ?

Le danger de cette clarté partielle est évident :

  • L’Allemagne, puissance économique et politique, n’est pas nommée.
  • Les pays baltes, la Roumanie, la Belgique ? Rien.
  • L’Espagne, l’Italie ? Oubliées.

Jusqu’ici, l’ambiguïté offrait à tous une protection implicite. En désignant Varsovie, Paris introduit un doute… mais cette fois au sein même de ses alliés.La question devient : « S’ils n’ont pas été cités, sont-ils protégés ? »
Ce que l’ambiguïté protégeait, la précision l’expose. 

Westerplatte : le symbole d’un engagement choisi, pas subi

En 1939, la France promit la sécurité de Dantzig mais ne s’en donna pas les moyens.
La Pologne, à Westerplatte, montra qu’on peut défendre ses valeurs même sans assurance extérieure. Jean-Paul II en fit un symbole : « Chacun de vous trouve dans la vie sa propre Westerplatte. »Mais pour la France, la vraie leçon de Westerplatte n’est pas d’élargir ses engagements sans prudence, mais de conserver la liberté de juger elle-même quand et pourquoi elle se bat. 

Conclusion : la dissuasion, ou l’ambiguïté comme souveraineté

Depuis de Gaulle, tous ont compris que la dissuasion est une équation d’incertitude maîtrisée. Emmanuel Macron, en désignant la Pologne, introduit une rupture douce mais réelle : il troque l’ambiguïté contre la clarté diplomatique, sans mesurer que cette clarté fige la stratégie et contraint la liberté d’action. La France n’a pas vocation à mourir à Westerplatte. Elle a vocation à faire douter quiconque envisagerait de l’y contraindre. Et pour cela, il n’est d’arme plus efficace que le flou intentionnellement entretenu.


« SOS : je suis attaqué. » (« SOS: atakują mnie. » en polonais)

Ce fut le premier message de combat officiel de la Seconde Guerre mondiale, envoyé par le major Henryk Sucharski à la base navale polonaise de Hel. Il marquait le début de la résistance acharnée des quelque 182 soldats polonais contre l’assaut de la Wehrmacht et des unités navales allemandes.Pascal TRAN-HUU

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