Du budget, au risque du déclassement (Th Lamidel)

Nouvelle modification du Traité de Paix budgétaire, au risque du déclassement
Du budget, au risque du déclassement (Th Lamidel)
Crédit Centre presse Aveyron

Thibualt Lamidel, partant du discours du PR le 13 juillet dernier et de ses annonces budgétaires, en profite pour démontrer une certaine inconsistance des documents stratégiques soutenant ces choix : car au fond, on ne choisit pas. Merci à lui. LV

Le 13 juillet 2025, le Président de la République prononçait un « Discours aux Armées » lors de la garden-party donnée à l’Hôtel de Brienne. Il dévoilait les « actualisations » de la Revue Nationale Stratégique de 2022 (publiée le 14 juillet 2025) et de la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2024-2030 (devant être présentée au Parlement à l’automne 2025).

La France risque le déclassement et nous ne voulons pas le voir. Il est financier : non, nous ne parvenons pas à doubler notre budget militaire sur la période 2017-2027. Le déclassement est aussi politique : les documents stratégiques – livres blancs, revues et autres « visions » - sont des voiles camouflant notre aversion au risque... de décider. Et donc d’abandonner quelque chose afin de gagner quelque chose. Enfin, le déclassement est militaire car nos Armées se distinguent de moins en moins primus inter pares, faute de repenser nos instruments de souveraineté (Richelieu).

Que faire ? Autrement, sans le moindre doute.

Déclassement financier

Emmanuel Macron annonçait donc à l’Hôtel de Brienne que la promesse initiale, faite à l’occasion des débats parlementaires liées au projet de LPM 2024-2030 de « doubler le budget de la Défense » à la fin de la période et donc en 2030 serait tenue dès 2027. Suivant le propos présidentiel, le budget militaire 2017 (32,2 milliards d’euros) serait doublé dès 2027 (63,4 milliards d’euros). Il s’agit d’un doublement budgétaire « en volume » et donc en monnaie courante.

Mais est-ce un doublement du budget militaire « en valeur » et donc en monnaie constante, c’est-à-dire ajustée de l’inflation ? La Banque de France par ses « Projections macroéconomiques » (11 juin 2025) propose des prévisions d’inflation pour les années 2026 (+ 1,4%) et 2027 (+ 1,8%). Nous pouvons ainsi calculer ce que représenterait le budget militaire 2017 (32,7 milliards d’euros) ajustés de l’inflation en 2027 : 40,1 milliards d’euros. Cela signifie qu’un doublement du budget militaire français de 2017 à 2027 « en valeur » suppose de le porter à 80,2 milliards d’euros.

Il y a donc un « delta » entre un doublement « en volume » et « en valeur » qui s’élève à rien de moins que 16,8 milliards d’euros, malgré les abondements décidés par le Président de la République pour les années 2026 (+ 3,5 milliards d’euros) et 2027 (+ 3 milliards d’euros). La différence pourrait s’amoindrir car les dépenses militaires pourraient atteindre jusqu’à 10 milliards d’euros supplémentaires, au total sur les années 2026-2027. Et la trajectoire de la LPM 2024-2030 « pourrait » être relevée d’environ 30 milliards d’euros, passant de 400 à 430 milliards d’euro[1]s auxquels s’ajouteront peut-être les 13 milliards d’euros de ressources extra-budgétaires, portant le total final à environ 443 milliards d’euros.

Ces perspectives financières peuvent difficilement cacher des erreurs politiques commises ces dernières années et nécessitant d’essayer de les corriger dans l’urgence : Dans le cadre de la construction du projet de LPM 2024-2030 dans les années 2022- 2023, plusieurs trajectoires financières furent étudiées. Pour schématiser, et donc en simplifiant, les principales trajectoires proposées étaient de 380 milliards d’euros (Bercy), 400 (Gouvernement) et 450 (EMA et Armées). La voie médiane a été retenue avant de présenter le projet de LPM 2024-2030 en 2023 et ce fût donc une erreur sur laquelle nous risquons de revenir dans l’urgence.

Nous nous enorgueillissons, aussi, du fait que les LPM seraient désormais exécutées, sur le plan budgétaire, « à l’euro près ». C’était peut-être vrai quand Florence Parly était ministre des Armées (21 juin 2017 – 20 mai 2022). Ce n’est plus et ne sera plus vrai sur la période 2023-2027 : Il y a eu un premier « problème » qui curieusement n’a pas suscité d’intérêt ni dans le public ni même au Parlement. En raison d’adaptations matérielles et opérationnelles des Armées, en guise de conséquence des leçons tirées de l’Ukraine jusqu’à la Mer Rouge : le Ministère, au bénéfice des Armées, a trop « décaissé » sur les années 2023-2025. Il s’agit de dépenses non-prévues au budget de la mission Défense pour ces années et qui furent donc accélérées ou peut-être même ajoutées en dehors de toute programmation. L’apogée du mouvement financier aurait atteint les 12 milliards d’euros avant d’être ramené aux alentours des 4 à 6 milliards d’euros.

Remarquons que les hausses budgétaires décidées par Emmanuel MACRON pour les années 2026 (+ 3,5 milliards d’euros) et 2027 (+ 3 milliards d’euros) sont équivalentes : s’agirait-il de sauver l’actuelle trajectoire financière ? Entre parenthèses, il est à noter que ces deux hausses demandées par Emmanuel Macron se heurtent à un fait inédit depuis 1958 : il y a un doute quant à la capacité politique du Président d’être en mesure de les demander au gouvernement, en cas de démission consécutive du gouvernement censuré ou à les obtenir d’un gouvernement censuré, et la France étant remise à se satisfaire d’un budget selon la « loi des trentièmes », reproduisant le budget précédent à l’identique. Il y a un deuxième problème avec ce qui semble être une « accélération » des dépenses militaires du même acabit sur les années 2026-2027 car abondées de 6,5 milliards d’euros supplémentaires alors que les dépenses supplémentaires pourraient atteindre les 10 milliards d’euros[2].

De manière subséquente à ce qui précède, il y a donc une autre erreur qui a été commise en parallèle de celle sur le volume financier dévolu à la LPM 2024-2030 : celui du rythme dans l’accélération des dépenses : Durant les débats parlementaires menés à l’occasion de la présentation du projet de LPM 2024-2030, une partie des opposition (notamment Les Républicains) a demandé au Gouvernement de disposer les « marches » budgétaires (hausses budgétaires s’ajoutant à chaque exercice budgétaire) les plus importantes dès la première partie de la période. Celle-ci se définissant comme celle précédent la prochaine élection présidentielle : 2024- 2027. Ils demandaient donc des marches à 6 milliards d’euros alors que furent votées des marches entre 3 et 4 milliards d’euros.

Les ajustements budgétaires décidés par le Président de la République semblent révéler une erreur d’appréciation politique et donc stratégique puisque les « décaissements » des années 2023-2027 peuvent être assimilées à des « marches » tutoyant les 6 milliards de hausses budgétaires annuelles.

In fine, il se pose deux questions politiques dans le cadre géostratégique européen : celui du volume budgétaire et celui du rythme moyen de dépenses militaires annuelles. Nous discutions, en 2022, de la perspective d’une Allemagne pouvant dépenser jusqu’à 80 milliards d’euros de dépenses militaires annuelles équivalentes à 2% du PIB grâce au fonds spécial (Sondervermögen). En 2024, le budget militaire allemand a atteint 77,8 milliards d’euros. C’est à mettre en parallèle avec notre propos avec l’objectif français « en volume » (63,4 milliards d’euros) en 2027 et celui que nous aurions dû avoir « en valeur » (80,4 milliards d’euros). Et à l’occasion du 32ème sommet de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), réunit à La Haye les 24 et 25 juin 2025, Berlin s’est engagé à atteindre des dépenses militaires équivalentes à 3,5% du PIB dès 2029, soit environ 162 milliards d’euros.

Afin d’essayer de représenter la chose : en 2022, le fait intéressant était que l’accroissement des dépenses militaires polonaises et la constitution de plusieurs divisions pouvaient permettre à Varsovie d’espérer une place de choix à l’occasion de la constitution de corps d’armées par l’OTAN, ce qui froissait l’orgueil allemand. En 2025, l’Allemagne pourrait inventer le « two-power standard » à l’échelle terrestre européenne en réussissant à égaliser sur le plan budgétaire la Pologne et la France. L’une des voies qui aurait pu permettre à Paris de se distinguer aurait été le rythme moyen des dépenses militaires annuelles, allié à l’efficacité financière de celles-ci dans leur capacité à innerver l’industrie nationale. Berlin est défaillant en la matière, non seulement pour les « investissements souverains » mais également dans son incapacité chronique à effectuer, en bonne et due forme, une procédure de Foreign Military Sales auprès des États- Unis d’Amérique.

Mais si Berlin était défaillant hier, rien n’oblige à ce qu’il le soit demain alors que l’État fédéral allemand n’aura d’autre choix que de se réformer pour absorber de telles dépenses militaires ou bien se résoudre à échouer. Aussi, il semble parfaitement illusoire qu’un réinvestissement américain entraînerait un recul allemand quant à ces mêmes engagements : rien ne dispose, non plus, à ce que Berlin et l’industrie allemande puisse se sevrer d’un tel miel.

Finalement, Sébastien Lecornu s’était prononcé en faveur d’un budget de l’ordre de 100 milliards d’euros en 2030[3]. Mais le sujet n’est pas là. Il s’agit de nous repenser dans un concert européen où nous ne sommes plus une puissance militaire majeure mais bel et bien un acteur militaire de deuxième rang, derrière les Russes, les Allemands et les Britanniques. C’est une situation nouvelle depuis 1945 et rien ne témoigne d’une réflexion stratégique nationale à cette aune.

Déclassement politique par aversion du risque

Depuis 1945, quel événement majeur a-t-il autant bousculé l’establishment de la Défense nationale que l’introduction de l’arme nucléaire et l’introduction de sa doctrine ? C’est justement à partir de la publication du premier Livre blanc sur la Défense (1972) que la France se singularise par la rédaction d’un « document stratégique » signant sa stratégie militaire pour la première fois depuis 1945. Plus tard, il s’enchaîne trois autres livres blancs (1994, 2008 et 2013) puis des « revues stratégiques » (2017, 2022) et des actualisations (2021, 2025). Il est classiquement dit que le Livre blanc sur la Défense (1972) fût celui de la Dissuasion (nucléaire) et celui de 1994 celui de la projection.

Mais dès lors il y avait une inversion dans l’ordre des opérations qui n’est pas relevée. En 1972, il y avait la formalisation d’une première doctrine dans l’emploi de l’arme nucléaire au service d’une doctrine de dissuasion. Mais l’édifice était d’ores et déjà bâti puisqu’il y avait eu la période de transition où la France s’est dotée de mêmes armements atomiques que ceux des États-Unis d’Amérique et a fait sienne la doctrine des « représailles massives » afin de démontrer sa capacité à agir par elle-même (doctrine qui a depuis été adaptée). Il y a donc eu une prise de risques et des décisions politiques pour accaparer l’arme nucléaire et tout son « environnement » qui n’est pas que militaire. Cette doctrine nucléaire ne subissait que des « ajustements » présidentiels jusqu’à la refonte d’ampleur préparée dans les années 1993-1995 et largement transposée dans le discours de Jacques Chirac du 8 juin 2001. Il était prononcé en période de cohabitation et toutes ses conséquences ne furent déployées que lors de son deuxième mandat et annoncées comme telles lors du discours de l’Ile Longue (19 janvier 2006).

Le Livre Blanc sur la Défense 1994 est classiquement présenté comme celui de la projection, mais jamais comme une projection de bonnes volontés : en 1994, les Armées ne possèdent ni les perspectives budgétaires, ni les capacités opérationnelles pour se projeter à l’échelle régulièrement demandée. Les capacités de projection existantes sont des adaptations opérationnelles ad hoc aux missions demandées à partir des forces conçues pour agir dans le « troisième cercle » (théorie des « trois cercles », général Lucien Poirier), c’est-à-dire en corollaire... de la dissuasion nucléaire. Et ces forces-là ont régulièrement fait preuve de leurs limites, notamment dans les choix de ce qui sera appelé les « modèles d’Armée ». Et ces mêmes forces furent également l’objet d’une des rares adaptations majeures – si ce n’est la seule ? - de la Défense nationale depuis l’introduction de l’arme nucléaire : la création de la Force d’Action Rapide (FAR), le 1er juillet 1994, en tant qu’adaptation de l’armée de Terre, principalement tournée contre la menace soviétique. La création de cette force composée presque exclusivement de militaires professionnels, rapidement projetables en unités constituées, aux côtés d’une armée de conscription, devait servir justement aux OPérations EXtérieures (OPEX, 1962-2024 ?).

Le problème que nous rencontrons est donc ce basculement opéré à partir du Livre Blanc de 1994 : non seulement nous ne sommes pas capables d’élaborer une stratégie militaire, au sein d’une « stratégie intégrale » (Lucien Poirier) et de bâtir un édifice cohérent au sein de la Défense nationale, soutenu par des abondements budgétaires cohérents. Mais nous ne prenons plus, là aussi, le risque de décider malgré les incertitudes. L’obtention de l’arme nucléaire grâce à la France de la IVème République comprenait, déjà, les vecteurs. Et si le vecteur initialement considéré n’était plus pertinent sur le plan stratégique ? Il suffisait d’en changer : ainsi le sous-marin lanceur de missiles de croisière aérobies (Q244) était abandonné car les engins (missiles balistiques lancés depuis un sous-marin) étaient considérés comme plus crédibles sur le plan militaire (Q252 : Le Redoutable).

Depuis 1994, les documents stratégiques rédigés en France relèvent du manifeste de bonne volonté et sont généralement médiocres. Par exemple, le 09 novembre 2022, la Revue Nationale Stratégique (RNS) était présentée par Emmanuel Macron depuis le bord du porte-hélicoptères d’assaut amphibie Dixmude, à quai dans la base navale de Toulon. Beauocup le trouvent peu convaincant. Le propos était difficilement compréhensible. Exemple : comment se positionne la France vis-à-vis du théâtre Indo-Pacifique et d’une hypothétique guerre entre les États-Unis d’Amérique et la République populaire de Chine ? Après une exégèse mobilisant les sciences occultes de l’analyse de texte, il fallait se créer un outil pour dégager la réponse : c’est-à-dire combiner les citations des repères spatiaux, rapportées à celles des « fonctions stratégiques ». Et en l’absence de citation de la « fonction stratégique intervention » : il fallait comprendre que la France ambitionne la figuration sans participation autrement que par la diplomatie de Défense.

La naissance de basse extraction de la RNS aurait pu ou dû questionner la méthode de gestation. Le vocable avait déjà changé par le passé : le Livre blanc cédant la place à la Revue stratégique. Le premier est accusé d’être un exercice d’une longueur et d’une complexité impressionnante, même pour les arcanes interministériels de l’État. La « revue » devait être plus courte. Pourtant l’« actualisation » de la RNS, parue le 09 novembre 2022, était discrètement évoquée dès début 2023, explicitement en tant que reconnaissance de l’échec initial. Deux années et demie plus tard, l’actualisation est parue. La « revue » n’est plus un document mais un flux.

Alors, à qui la faute ?

Premièrement, il y a même eu la mise en place d’un engrenage politique où le document stratégique est un exercice avant tout politique afin de justifier une réforme de la Défense nationale : hier (1994-2015) afin de justifier une décroissance structurelle des Armées en raison d’une décroissance structurelle de leurs moyens financiers, « aujourd’hui » car il s’agit de justifier une relance des dépenses militaires (2015-2030 ?) par une extension des milieux et domaines de luttes devant justifier, par augmentation paramétrique, une augmentation financière.

Deuxièmement, la manière de rédiger ces documents n’est jamais mise sur le banc des accusés alors même qu’elle a significativement évolué et qu’un lien de corrélation est peut-être à établir avec la vacuité de leur propos. En reprenant le même exemple, la rédaction de la RNS (2022) et son actualisation (2024-2025) ont été « pilotées » par le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN). La comparaison avec le Livre blanc sur la Défense (1972) donne le vertige car l’un des principaux « auteurs » était le Centre de Prospective et d’Evaluations (CPE) où officiait parmi les plus brillants esprits militaires d’alors et qui reçurent, rien de moins, que la charge d’inventer une manière française d’employer l’arme nucléaire. Cela peut paraître aujourd’hui curieux mais fût un temps où une stratégie militaire était rédigée par des militaires.

Et c’est aussi là que nous devrions avoir le courage d’avouer que nous avons été induits en erreur par le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2008. Existe-t-il une définition et son « opérationnalisation » de la « sécurité nationale » ? Non. Il y a eu l’idée d’importer un concept d’essence américaine et peut-être, comme très souvent en France, mal-compris : notamment dans ce qu’il impliquait dans l’adaptation institutionnelle subséquente, c’est-à-dire la réforme du Conseil de Défense afin de mettre en œuvre une... stratégie intégrale.

Troisièmement, « il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22, 15). La part déterminante dans l’échec à élaborer une stratégie militaire revient... aux militaires. Pour en revenir aux documents stratégiques ambitionnant de traiter de stratégie militaire, pouvait-il advenir autre chose que la médiocrité alors que ce ne sont que des modifications du Traité de Paix budgétaire ? Les documents stratégiques français (livres blancs 1994, 2008 et 2013), revues (2017, 2022), leurs actualisations (2021, 2025) sanctionnent, en réalité, quelques orientations stratégiques parfois clairement formulées.

Mais leur rôle premier est, avant toute chose, de graver dans le marbre budgétaire le poids et la forme de chacune des trois Armées. Modélisons notre propos en filant la métaphore gaullienne du château fort[4] afin d’avoir une représentation de notre Défense nationale. Il s’agirait d’un massif montagneux dont chacun des principaux sommets serait l’une des trois armées tandis que d’autres pics secondaires seraient les capacités opérationnelles de chacune des armées : corps blindé mécanisé, groupe aéronaval, etc. Le massif français ne serait qu’un parmi tant d’autres dans le concert des nations européennes.

Dans cette image, tout ceci conduit à construire un « modèle d’Armée complet permettant d’agir sur tout le spectre des opérations ». La réalité budgétaire, depuis l’érection de la dissuasion nucléaire et l’appauvrissement parallèle des forces conventionnelles, est un ensemble de limitations opérationnelles des armées à mettre en œuvre leurs principales capacités opérationnelles. C’est l’essence même de l’Essai sur la non-bataille (1975) du commandant Guy Brossollet : l’Armée de Terre, faute d’entretenir une force blindée mécanisée suffisamment dense et avec toute l’environnement afférent et incapable d’écraser les divisions soviétiques dans le cadre d’une bataille nucléaire, devrait réfléchir à un autre modèle opérationnel permettant de freiner puis d’arrêter les chars soviétiques. N’est-ce pas ce qui s’est produit en Ukraine en 2022 ?

Dans ce cadre budgétaire, chacune des armées voulant constituer une capacité opérationnelle apte à accomplir un rôle décisif dans la protection du territoire national ou dans une intervention à l’étranger, sans même s’adosser à une coalition, est accusée par les deux autres de mettre en péril la Défense nationale. Prenons l’exemple de la Marine nationale car, finalement, quelle a été l’une des plus importantes questions, voire la seule question qui a dominé les débats dans l’élaboration de la Revue nationale stratégique (2017) puis son actualisation (2025) si ce n’est celui du Porte-Avions de Nouvelle génération (PA-NG) ? Son « décalage » aurait libéré des moyens budgétaires fantastiques, permettant à l’un d’avoir autant de divisions qu’il en faut pour avoir un corps d’armée, à l’autre d’avoir des escadrons de chasse et les capacités associées. Mais osons l’honnêteté : le « décalage » est une manœuvre de politicien pour vouloir la disparition de l’aviation navale embarquée. C’est l’œuvre de militaires qui ne répond à aucune analyse...militaire et cela ne s’explique que par le cadre budgétaire que nous tentons de définir.

Alors, à quoi servent les documents stratégiques depuis 1994 ? À ne pas déclencher de guerre civile entre les Armées. Il y a une sorte de Traité de paix budgétaire grâce à ces documents dont peu importe l’analyse des menaces, les leçons tirées sous forme de réformes et de réorganisations des états-majors, des capacités opérationnelles. L’important est que hiérarchie et ordre de préséance ne soient pas bouleversés. Et l’eau de mer n’en restera pas moins salée.

Par comparaison, il y a des choix clairement formulés au Royaume-Uni et des capacités stratégiques associées, comme la transformation de la force amphibie en deux « littoral response group », accouchement d’une doctrine remaniée, au service de « Global Britain » (2021). Il y a eu aussi la suppression de l’aviation navale embarquée (2011) puis sa réintroduction (2017). L’important n’est pas tant de savoir si les Britanniques ont eu raison dans la matière aéronavale en 2011 ou en 2017 ou même à une autre date. L’important est de retenir qu’ils prennent encore des décisions et assument les risques. Il leur arrive de se tromper et pourtant ils décident encore.

Cela n’est jamais dit mais il y a dans le « modèle d’Armée complet permettant d’agir sur tout le spectre des opérations », au prisme de ce cadre budgétaire, des lacunes capacitaires qui ne s’expliquent que par un retard matériel, confortant l’esprit dans des conceptions anciennes et donc obsolètes. Comment expliquer, par exemple, que les conceptions françaises en matière de guerre électronique résisteraient à l’épreuve des faits de ce que les Israéliens mettent en exergue dans leur acception des « multi-domain operations » et du combat cyber-électronique dans les opérations menées tant en Syrie (2007) qu’en République islamique d’Iran (2025) ? Nous n’avons ni les moyens financiers d’avoir raison ou tort. Mais nous avons manifestement tort. Et les exemples sont légion : combien de militaires français peuvent témoigner qu’un hélicoptère lourd peut faire de l’aérocombat en climat chaud et en haute montagne là où les hélicoptères de manœuvre français sont à la peine ?

Conclusion

Le problème militaire français est donc double : d’une part, notre capacité intellectuelle est taillée à la mesure de la guerre des boutons où s’exercent les corporatismes militaires - ils jurent ne pas être des syndicalistes ; d’autre part, il est aussi budgétaire car notre capacité d’accélération est inexistante et même problématique sur les plans légaux, institutionnels, comptables et budgétaires. Malgré les rodomontades sur l’« économie de guerre », la Défense nationale souffre d’un manque structurel de commandes. Enfin, le déclassement est, avant toute chose, militaire car nos Armées se distinguent de moins en moins primus inter pares, faute de repenser nos instruments de souveraineté (Richelieu).

Que faire ? Autrement. Nous n’égaliserons pas l’Allemagne. Et même si nous y parvenions, cela ne cacherait pas une double relativisation stratégique : les instruments conçus pour les forces nucléaires, en particulier les armements guidés de précision tirés à distance de sécurité, seront à la portée de l’industrie d’au moins une vingtaine de pays. Deuxième phénomène de relativisation stratégique de la France : le déclassement français est à apprécier à cette seule aune : malgré l’arme nucléaire, la crédibilité de notre outil nucléaire militaire ne nous assure pas une si grande primauté politique.

Thibault Lamidel


[1] Michel CABIROL, « Le ministère des Armées dépensera 10 milliards d’euros supplémentaires en 2026/2027 », La Tribune, 14 juillet 2025, URL : https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/le-ministere-des-armees-depensera-10-milliards-d-euros-supplementaires-1029636.html , Consulté le 16 juillet 2025

[2] Idem

[3] Michel CABIROL, Antoine MALO et Soazig QUÉMÉNER, « Sébastien Lecornu, Ministre des Armées : “Nous ne sommes pas en guerre, nous voulons garantir la paix”, La Tribune Dimanche, 8 mars 2025, URL : https://www.latribune.fr/la-tribune-dimanche/politique/sebastien-lecornu-ministre-des-armees-nous-ne-sommes-pas-en-guerre-nous-voulons-garantir-la-paix-1020145.html , consulté le 16 juillet 2025.

[4] Charles de GAULLE, Vers l’Armée de métier, Paris, Pocket, 1963 (1934), pp. 9-12.

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