De l’Allemagne… (E Dell Aria)

Nous sommes heureux d’accueillir ce texte du G (2S) Dell Aria, long spécialiste de l’Allemagne et qui dresse le bilan de la présidence allemande de l’UE mais aussi des perspectives du partenariat franco-allemand, comme on dit outre-Rhin de façon moins passionnée que notre « couple franco-allemand », si français… Bonne lecture et merci à lui. LV

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DE L’ALLEMAGNE…

Alors que la présidence allemande de l’Union européenne a officiellement pris fin le 31 décembre 2020, les observateurs n’en avaient pas moins depuis plusieurs semaines largement commencé à en dresser le bilan. De fait, la pandémie s’étant invitée peu de mois avant sa prise de responsabilités, l’Allemagne n’a pu mettre en œuvre le programme soigneusement préparé au cours des quelque deux années précédentes, dont les points forts se seraient notamment concentrés sur le secteur numérique, la défense de l’environnement et le changement climatique.

Les plus positifs retiendront que cette présidence très attendue d’un « poids-lourd » de l’Union a vu la mise en place d’un début de réponse coordonnée face à la pandémie, l’adoption du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021/27 d’autant plus sensible que couplé à l’instrument de relance post-COVID (Next Generation EU), ainsi que la conclusion des laborieuses négociations sur le Brexit.

Les plus critiques feront apparaître que la coordination de la réponse sanitaire ne s’est faite qu’a minima et trop tardivement, que le CFP ne sera effectif qu’après ratification des 27 parlements nationaux – ce qui n’est pas encore garanti pour certains Etats-membres -, que le Brexit n’a pas vraiment vu l’Union européenne s’imposer comme il l’eût fallu face à Londres, enfin que la réponse européenne face aux provocations turques en Méditerranée orientale n’a pas consacré la stature géopolitique que l’Union revendique.

Comme souvent, la vérité est sans doute au milieu. Aux critiques habituelles vis-à-vis de Berlin, on peut objecter que compte tenu des circonstances, l’Allemagne n’en a pas moins mené ses six mois de présidence au mieux de ce qui pouvait être fait, obtenant des résultats non négligeables grâce à d’évidentes qualités managériales.

Les dernières années n’en ont pas moins été révélatrices, au-delà des communiqués convenus, de singulières divergences en maints domaines entre Paris et Berlin, plaçant la relation bilatérale loin du lyrisme des discours de janvier 1963 ayant institutionnalisé la relation franco-allemande par le traité de l’Élysée.

Un exemple de ce découplage transparaît dans la vive critique d’un parlementaire français avec l’interview accordé en mai 2020 à un grand quotidien[1] parisien, dont le ton offensif est de fait injuste si l’on prend un tantinet de recul. Y sont dénoncés (pour faire court) tant une mainmise économique allemande sur l’Europe que le suivisme français ; cette bronca s’appuie sur l’arrêté du 5 mai 2020 produit par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Bundesverfassungsgericht) traduisant les réticences allemandes au rachat de titres de dette publique par la BCE pour alimenter le plan de sauvetage des économies européennes.

Aussi, ayant travaillé pendant près de trente ans avec nos partenaires d’outre-Rhin, il m’apparait utile de rappeler ci-après quelques fondamentaux pour comprendre certaines de leurs réactions récentes.

En tout premier lieu, il convient de garder en tête que l’Allemagne est un régime pleinement parlementaire où le dernier mot revient toujours à la représentation nationale (Bundestag). Ainsi le processus décisionnel français, consistant à donner au Président de la République une prééminence dans certains domaines de la politique nationale (le fameux domaine réservé de la tradition gaullienne) dont les affaires étrangères et la défense, est inimaginable en Allemagne ; il y eût par exemple été impossible d’engager la Bundeswehr au Mali comme le fit avec les unités françaises le Président Hollande en janvier 2013 après la simple réunion d’un conseil de défense. Cette réticence à l’engagement militaire – a fortiori en projection loin de l’Europe – qui en Allemagne, ne peut de toute manière que procéder d’une décision du Bundestag, tient aux conséquences rémanentes du traumatisme de la Seconde guerre mondiale, encore perceptible chez les jeunes Allemands comme chez les plus anciens. Et si le soutien à un engagement international plus important de l’Allemagne a pu être décelé chez les plus jeunes[2] (Gen‑Z and younger Millennials), celui en faveur d’un engagement militaire plus fort n’en reste pas moins très minoritaire, toutes classes d’âge confondues. Dans le contexte actuel, l’engagement de la Bundeswehr requiert d’une part la légitimité d’un mandat des Nations unies (légalité et légitimité) et repose d’autre part sur sa traditionnelle participation à la défense collective dans le cadre de l’OTAN ; et à ceux qui regrettent à Paris que la Bundeswehr se révèle moins européenne qu’otanienne, il peut être rappelé, comme le fait Marius-Müller Hennig[3], que l’OTAN est sans surprise dans l’ADN de la Bundeswehr, créée l’année-même de l’adhésion de l’Allemagne à l’Organisation.

Il faut aussi rappeler, pour le cas où cela serait oublié, que la loi fondamentale (Grundgesetz) promulguée en 1949 (ayant outre-Rhin valeur de constitution) fut inspirée, pour ne pas dire dictée, par les gouverneurs des quatre puissances occupantes, l’Allemagne étant alors engagée dans l’entreprise de dénazification et contrainte à une démilitarisation, visant à empêcher toute résurgence du militarisme réputé avoir mené au cataclysme. Aussi face aux réticences allemandes à toute opération militaire en général, le pacifisme inoculé voici 75 ans génère aujourd’hui souvent des déconvenues françaises ; mais en considérant sa genèse, peut-on incriminer l’Allemagne de s’être trop investie dans les secteurs réputés sans dangers où les Alliés l’avaient cantonnée : l’économie, le commerce et la finance ?

Avec le sens de la précision, du travail et de l’organisation qui les caractérise, les Allemands se sont alors mis à l’ouvrage, produisant les produits de qualité qui font aujourd’hui leur réputation et conquérant au passage des parts de marchés croissantes en Europe et ailleurs. L’Allemagne dont le commerce extérieur fonctionne en compétitivité hors-prix, l’a ainsi souvent emporté sur d’autres qui, comme la France, travaillaient sur des gammes moyennes et dont les ventes, en revanche très sensibles au prix, s’en sont trouvé fragilisées.

En matière d’économie de défense, on relève là aussi un fort différentiel de comportements entre nos deux pays sur le marché des équipements ; après avoir été comme les autres présente sur ce segment, l’Allemagne semble depuis les dernières années vouloir accorder la prépondérance aux droits de l’homme, de façon un peu candide aux yeux de certains. Le cas emblématique est celui de l’Arabie Saoudite avec laquelle la France entretient des relations commerciales étroites, mais où la notion de droits humains reste fort éloignée de la norme UE ; c’est ce que Berlin a sanctionné par un embargo sur les exportations d’armement vers Ryad en octobre 2018, puis en soumettant strictement à son autorisation[4] l’export de produits d’un autre pays intégrant des composants allemands. Cela pose clairement un problème à la France, tant au regard de sa politique commerciale qu’à l’aune de la coopération européenne des industries d’armement (BITDE) en développement, mais une grande partie de l’opinion allemande semble se satisfaire de cette philosophie.

De manière générale, il est depuis longtemps reproché à l’Allemagne d’afficher une insolente prospérité économique ; plusieurs raisons y ont concouru.

Dès la fin de la 1ère Guerre mondiale, l’Allemagne a été délestée par les traités de son empire colonial, mais aussi des coûts afférents et après 1945, elle a focalisé son intérêt sur l’horizon géographiquement proche et historiquement naturel des marchés est-européens. La France quant à elle, a gardé le regard tourné vers le sud, supportant jusqu’au début des années 1960 le coût de ses colonies – même si elle en a tiré des bénéfices certains – puis a continué à vouloir assumer auprès de ces Etats devenus souverains une responsabilité morale – et financière – pour y conserver une influence.

L’Allemagne par ailleurs ne s’est pas investie dans un coûteux programme nucléaire militaire qui de toute manière lui aurait été interdit à l’époque où la France s’y est elle-même lancée.

L’explication de cette prospérité relève donc aussi pour une part importante de son absence de charges coloniales et des coûts considérables engendrés par un programme nucléaire. Là encore, ce sont les Alliés qui, au milieu du 20ème siècle, ont orienté le destin de nos voisins ; leur puissance de travail, leur sens de l’économie et leur organisation ont fait le reste.

L’Allemagne est-elle pour autant devenue la véritable patronne de la Banque centrale européenne que dénoncent certains ? Pas exactement, mais disposant aujourd’hui, malgré la crise actuelle, des moyens de son discours et de sa politique avec 21,4% du capital de la BCE détenus par la Bundesbank (pour mémoire la Banque de France arrivant au 2ème rang n’en détient que 16,6%[5]), on ne peut, une nouvelle fois, lui reprocher aujourd’hui d’être allée au bout d’une logique qui lui fut imposée voilà quelques décennies. Cela ne signifie toutefois pas qu’il faille laisser d’autres Etats-membres moins bien lotis au bord du chemin, puisque nolens volens, les 27 sont réputés solidaires ; mais Berlin reste attachée à la mise en œuvre de politiques vertueuses en pensant à ceux qui nous suivent, un emprunt devant toujours être remboursé par souci de crédibilité ; comme le reconnaît le Président du Conseil européen Charles Michel : « Il n’y a pas d’argent magique ».

Or, outre-Rhin la mémoire de la crise économique de 1923 est toujours vive, et la tendance naturelle est grande de ne dépenser que ce que l’on a en poche, à tout le moins de n’emprunter que ce que l’on est certain de pouvoir rembourser et de n’investir qu’en ayant bien évalué les retours. Dans le contexte de la pandémie, dont les conséquences économiques et sociales seront lourdes à gérer dans le temps et qui vient à la suite d’au moins trois autres crises sérieuses (financière, grecque, migratoire), l’Allemagne reste culturellement convaincue du bien-fondé d’un comportement de bon père de famille.

Les Allemands doivent au passage se féliciter que leurs autorités n’aient pas cédé aux sirènes, notamment françaises, qui les sommaient depuis le début des années 2010 d’investir leurs excédents dans de grands projets européens : demain, Berlin pourra financer les trois-quarts de ses emprunts avec ces fameux excédents, lorsque Paris devra identifier de nouvelles sources de remboursement.

C’est ainsi qu’une partie importante de l’opinion outre-Rhin, à droite comme à gauche, s’est logiquement alarmée d’une politique de rachat de dette par la BCE assimilée à un aventurisme, car au-delà même des montants jamais atteints, c’en est le principe-même qui a ému outre-Rhin, où l’on s’est montré peu convaincu par cette fuite en avant assortie d’explications alambiquées par certains analystes économiques[6]. De toute manière, il ne faut pas s’y tromper : ce que Paris fait mine de prendre pour un blanc-seing définitif à sa grande ambition de mutualiser emprunts et dettes (voir LV 148) n’est dans l’esprit de Berlin qu’un accord conjoncturel, temporaire et limité, nous rappelant un autre arrêt de la Cour constitutionnelle (30 juin 2009) sur la primauté du droit national.

Il est certes toujours aisé de revendiquer (cf. l’article du Figaro précité) « des mesures audacieuses et de faire preuve d’une grande hauteur de vue » avec de l’argent virtuel ou appartenant au voisin ; mais compte tenu de ce qui vient d’être développé, ces propos ne peuvent qu’indisposer outre-Rhin. Quant à la domination économique allemande de l’Europe dénoncée par certains du côté français, n’est-elle pas à mettre en perspective avec le leadership politique que la France donne souvent le sentiment de vouloir exercer, « une bonne Allemagne » n’étant que celle s’alignant sur la stratégie française ? C’est d’ailleurs ce partage d’influence implicite dans l’Union – la politique à la France et l’économie à l’Allemagne – que réfutent beaucoup d’autres Etats-membres de l’Union.

Il semble donc parfois difficile d’être Allemand aujourd’hui : que Berlin s’implique et resurgissent immanquablement les reproches d’arrogance et de nationalisme ; mais que Berlin reste sur la réserve et lui est fait grief de ne pas tenir son rang, en se satisfaisant de la diplomatie économique et financière… Le renouveau de la coopération franco-allemande requiert en tous les cas des négociateurs/décideurs, quel que soit le secteur considéré, qui soient à nouveau pétris de la culture du partenaire ; on l’a peut-être à la longue oublié, tant la coopération bilatérale est devenue depuis 1963 une tradition de plus en plus routinière, rythmée par une série de rencontres et de sommets à l’issue desquels on s’efforce de trouver dans le communiqué final quelque nouveauté à promouvoir. Mais en dépit des affirmations, sa signification a changé pour chacun des deux pays : il est symbolique que l’on continue à parler en France du couple franco-allemand avec toute la charge émotionnelle que contient l’expression, lorsque n’est évoqué dans la presse d’outre-Rhin, par une formule neutre, que le partenariat (Partnerschaft) franco-allemand.

Les temps sont venus, de part et d’autre du Rhin, de relancer vigoureusement cette coopération bilatérale en réinvestissant notamment dans la formation des acteurs de terrain, dont certains deviendront les décideurs de demain. Le paradoxe est que chacun des deux pays donne le sentiment de s’être éloigné de l’autre au cours des dernières années, alors que tous deux ont pourtant forgé une effective communauté de destin. A cet égard, le Brexit apparaît comme une réelle opportunité de revivifier la coopération franco-allemande au service du projet européen. N’en laissons pas filer l’occasion.

GBR(2S) Eric Dell’Aria

Ancien secrétaire du sous-groupe Terre

du Groupe franco-allemand de coopération militaire

Ancien chef de corps à la Brigade franco-allemande

[1] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/l-allemagne-veut-faire-de-l-euro-un-deutschmark-bis-20200506

[2] Enquête du Global Public Policy Institute de juin 2020 (« New expectations : Generation Z and changing attitudes on German foreign policy »)

[3] Analyste-expert de la Friedrich-Ebert Stiftung in „European security after Brexit“, Friedrich-Ebert Stiftung, décembre 2020

[4] Point soulevé sans ambages par l’ambassadrice de France à Bonn, dans une réflexion publiée à la BAKS (Bundesakademie für Sicherheitspolitik) le 26 mars 2019.

[5] Chiffres du 30 janvier 2020

[6] https://theconversation.com/que-se-passerait-il-si-la-bce-annulait-la-dette-publique-quelle-detient-conversation-avec-jezabel-couppey-soubeyran-152031

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