Stratégie d'attrition, Svechin et la guerre d'Ukraine (Delwin)
Redéfinir le désastre militaire et comprendre la guerre « permanente » à travers le conflit russo-ukrainien. De la stratégie d’attrition définie par A. Svechin
Introduction
Les critères qui permettent aujourd’hui de définir les situations militaires apparaissent profondément obsolètes, car ils demeurent fondés sur une grille de lecture héritée des guerres asymétriques du XXIe siècle, inadaptée à un conflit d’une telle intensité et d’une telle profondeur systémique. Si la terminologie conserve une valeur descriptive, leur définition ne rend plus compte de la nature continue de la guerre que nous retrouvons, où les dimensions politiques, économiques et militaires se rejoignent. Le conflit russo-ukrainien oblige à repenser le concept de victoire ou défaite dans le cadre d’une stratégie d’attrition, qui se révèle désormais dans la capacité structurelle à maintenir l’effort politico-militaire dans la durée. Il convient alors de s’abstenir de jugements hâtif sur la résolution de ce conflit, avant la conclusion de la phase en cours.
Le désastre militaire : retour au modèle classique
Revenons aux bases. L’exemple de Dien Bien Phu illustre ce que fut, au sens classique, un désastre militaire : une défaite totale sur les plans tactique et opérationnel entraînant la perte définitive de la capacité stratégique à poursuivre la guerre. Le dispositif français y fut encerclé, anéanti et son effondrement entraîna un basculement politique majeur.
Transposé au conflit russo-ukrainien, le parallèle est instructif. La Russie, après l’échec initial de son opération de renversement politique en 2022, a su redresser la situation en opérant une mutation doctrinale profonde. Elle est passée d’une logique d’opération éclair à une guerre « permanente », selon les principes de Gerasimov, accompagné de Belousov, ministre de la Défense russe et économiste, directement inspirée entre autres des travaux d’Alexandre Svechin, fondée sur l’endurance, la mobilisation graduée des ressources et la poursuite d’objectifs politiques par l’usure prolongée de l’adversaire.
Les désastres militaires, dans ce cadre, ne se mesurent plus seulement par la perte d’une bataille isolée mais par l’incapacité d’un camp à maintenir l’effort global dans les dimensions temporelle, logistique et morale. En définitive, un désastre militaire doit être compris comme une défaite stratégique affectant la capacité d’un camp à poursuivre ses objectifs politiques et militaires.
Ainsi, la déroute ukrainienne de la poche de Sudja en mars 2025, marquée par l’abandon de plus de 300 pièces d’équipement lourd, symptôme d’un épuisement local du dispositif, illustre une rupture de cohésion et l’effondrement des capacités de manœuvre. La situation à Pokrovsk s’en rapproche, tant par l’impact moral de la perte de positions clés que par l’usure des unités. La perte des dernières brigades lourdes et du dernier hub logistique entre Zaporijjia et Kramatorsk, équivalent d’un système artériel vital, compromettent désormais les velléités ukrainiennes de reconquête des territoires occupés, objectif affiché.
De même, l’échec russe devant Kiev a entraîné l’incapacité d’accomplir l’objectif prioritaire de Moscou, à savoir le renversement du régime ukrainien. Inversement, la défaite russe autour de Kharkov en 2022, souvent présentée comme un revers majeur, doit être relativisée : elle a constitué un point de bascule doctrinal, déclenchant la mobilisation partielle et l’adaptation du système militaire russe à une stratégie d’attrition. Par analogie, Dien Bien Phu avait anéanti la capacité française à maintenir son effort en Indochine par l’épuisement irréversible du potentiel national tant militaire que politique.
D’un point de vue stratégique, il serait précipité, voire incorrect, de considérer l’invasion russe de l’Ukraine comme un désastre militaire, tant cette définition doit évoluer avec le changement d’approche que nous observons.
La notion de guerre « permanente »
Il apparaît que la guerre actuelle illustre parfaitement le concept de « guerre permanente » : un état hybride et continu mêlant guerre et paix, où les leviers militaires, politiques, économiques et informationnels s’activent de manière simultanée et prolongée afin d’épuiser l’adversaire.
Citons Svechin dans son ouvrage Stratégie (1927) : « Le fait qu’une guerre d’attrition puisse conduire à la réalisation des buts ultimes les plus décisifs et à l’épuisement complet de l’ennemi ne nous autorise jamais à accepter l’expression “guerre aux gains limités”. En fait, la stratégie de l’attrition, par contraste avec une stratégie de destruction, implique des opérations aux objectifs limités jusqu’au moment de la crise finale, mais les buts de la guerre peuvent être loin d’être modestes. »
Ce passage éclaire directement la stratégie russe en place depuis le pivot de l’hiver 2023 et la reprise en main de l’ensemble des opérations par Gerasimov : Moscou ne recherche pas nécessairement des victoires spectaculaires mais construit une pression militaire, économique et politique continue, calibrée pour rester soutenable dans le temps.
Dans cette logique, les ressources ne sont pas utilisées au maximum mais ajustées à un seuil juste suffisant pour maintenir une pression constante et des «objectifs limités » successifs. Cette approche, à la fois mesurée et implacable, suppose une discipline stratégique complexe : l’effort militaire doit rester proportionné aux capacités économiques et à la stabilité politique, dans une symbiose que Svechin qualifierait d’« art de l’équilibre dynamique ».
L’Ukraine face à l’usure : le diagnostic de Zaluzhny
C’est Valery Zaluzhny, chef d’état-major ukrainien, qui fut le premier à alerter sur cette évolution doctrinale et sur le danger qu’elle représentait. Connaissant Gerasimov et sa pensée, il a compris très tôt que la Russie s’installait dans une logique d’attrition. Dès 2023, Zaluzhny plaidait pour une mobilisation massive, anticipant le déficit d’infanterie, la diminution du moral, les désertions et la destruction progressive de la force blindée.
« Le plus grand risque est que la guerre dure des années et épuise l’État ukrainien » Valery Zaluzhny, novembre 2023, The Economist
Son diagnostic portait également sur le long terme : une guerre d’endurance face à un ennemi aux ressources supérieures exige une économie de guerre et un renouvellement continu des effectifs, ce que l’Ukraine peine à réaliser faute d’assise démographique et industrielle suffisante. Si l’Ukraine a évité le pire lors de la phase initiale de la guerre en tenant en échec l’armée russe, elle risque toujours son futur en tant que nation à travers un effondrement démographique accéléré et la perte de ressources clefs. Ce constat impose une révision de l’évaluation géostratégique du conflit, bien au-delà des simples variations territoriales.
Repenser l’évaluation du succès géostratégique
L’enjeu, ici, n’est pas tant la surface des territoires tenus que leur valeur stratégique de long-terme. Les zones aujourd’hui sous contrôle russe, hors Crimée, représentent l’équivalent, en superficie, du Benelux, jusqu’à Hambourg en Allemagne : un espace concentrant les principaux ports, nœuds ferroviaires et axes commerciaux d’Europe occidentale. Si la France lançait une hypothétique opération de cette ampleur et s’assurait un tel contrôle d’infrastructures, nul n’y verrait un échec, car le gain serait d’une portée décisive.
Le problème, côté occidental, réside dans la grille de lecture médiatique et politique qui traduit une difficulté à appréhender un conflit pensé dorénavant par ses acteurs dans la durée, et non dans l’immédiateté. Un regard russo-ukrainien, ancré dans la compréhension des objectifs réels de chaque camp, permettrait au contraire de poser un diagnostic froid et de concevoir une doctrine géostratégique pertinente afin d’y faire face. On pourrait même dire, avec le recul, que cela aurait permis d’éviter bien des illusions et d’aligner plus tôt les ambitions politiques, économiques et militaires.
Sur le plan géopolitique, la situation est plus nuancée qu’il n’y paraît. Certes, deux pays ont rejoint l’OTAN, ce qui peut être perçu comme un revers politique pour Moscou. Mais, en contrepartie, la guerre a accéléré la constitution d’un axe eurasiatique sino-russe, renforcé par le mouvement du Sud global, qui remet en cause la prééminence occidentale dans les institutions internationales. Cette recomposition représente une menace d’un tout autre ordre, plus diffuse mais structurelle : un basculement du système international vers un pluralisme stratégique durable.
À l’aune de la prise de contrôle prochaine du Donbass, de la non-entrée de l’Ukraine dans l’OTAN et de son affaiblissement significatif, l’évaluation du succès de la stratégie de Moscou génère un débat passionné dans lequel un seul consensus émerge : le besoin majeur d’adaptation des modèles de pensée géostratégique et économique.
Coût, endurance et réalignement géopolitique
L’un des paradoxes de cette guerre « permanente » tient dans la gestion du coût. La Russie paie un prix réel, humain, économique, diplomatique, mais ce coût demeure intégré dans une planification stratégique où la soutenabilité prime sur la performance immédiate. L’économie russe souffre mais reste fonctionnelle : substitution interne, partenariats asiatiques, résilience financière et mobilisation sélective des ressources industrielles. Pour une guerre d’usure, le maintien de la stabilité macroéconomique constitue en soi une victoire importante.
Enfin, la question du lendemain ukrainien reste ouverte. L’effort de reconstruction nécessaire à tous les niveaux, économique, humain, institutionnel, sera titanesque. Restaurer un État viable sur les décombres d’un pays endetté et démographiquement affaibli exigera des décennies, des capitaux massifs et une volonté politique occidentale dont rien ne garantit aujourd’hui la constance. Il est à craindre que ni l’Union européenne ni le FMI ne disposent des ressources ou du consensus nécessaires pour soutenir durablement cet effort.
Ainsi, le désastre militaire réside moins dans l’impasse opérationnelle sur le terrain, que dans la rupture de la soutenabilité stratégique nécessaire à la poursuite du conflit.
Delwin Strategy est consultant en stratégie et accompagne les directions d’entreprises de secteurs critiques, de l’Asie à l’Europe. Il a été basé en Asie, dans l’ancienne sphère d’influence soviétique, et possède une expérience approfondie des environnements économiques et géopolitiques sensibles.
Bibliographie
(1) The Kiev Independent, “Ukraine's ex-top general Zaluzhnyi warns war with Russia could last until 2034” (https://kyivindependent.com/ukraines-ex-top-general-zaluzhnyi-warns-war-with-russia-could-last-until-2034/)
(2) Time Magazine, “Inside the Ukrainian Counterstrike That Turned the Tide of the War” (https://time.com/6216213/ukraine-military-valeriy-zaluzhny/)
(3) The Economist, “Ukraine’s commander-in-chief on the breakthrough he needs to beat Russia” (https://www.economist.com/europe/2023/11/01/ukraines-commander-in-chief-on-the-breakthrough-he-needs-to-beat-russia)
(4) Alexander Svechin, “Strategy” (1927)