PV CEM 15 : Algérie et Maroc : quelles perspectives

Le CEM 15 s’est tenu à Paris le 15 janveir 2019. Cette séance d’échanges a rassemblé une dizaine d’experts qui ont évoqué les trajectoires des deux grands pays du Maghreb central, leurs interactions et leurs perspectives.

La Méditerranée n’attire guère le regard et le Maghreb encore moins. A la remorque du monde arabe, il s’est noyé dans le continuum Ouest-Est d’un MENA conditionné par les problématiques du Moyen Orient. Ce Maghreb essentiellement berbère que cimente la civilisation musulmane est généralement vu comme un maillon du monde arabe stigmatisé par la tension entre deux pays frères qui se disputent un héritage colonial depuis 70 ans.

Pour les pays extérieurs à la région mais concernés par elle, ceux de la péninsule arabique, les États-Unis, la Russie et la Chine, le Maghreb est un terrain libre ouvert à leurs entreprises, un segment du couloir méditerranéen, une porte d’entrée vers l’Afrique, un marché à investir. Pour les pays du Golfe, c’est aussi une région difficile à comprendre, pleine de « faux amis » aux trajectoires étatiques confuses. Les puissances moyennes européennes qui comptent au Maghreb sont divisées et rivales. Et la France, ex-puissance tutélaire du Maghreb qui lui tourne le dos, semble en perte de vitesse.

La distorsion Algérie/Maroc apparaît à tous. L’Algérie, ancien phare du Tiers monde, Mecque de tous les mouvements de Libération, grand acteur diplomatique Sud/Sud, semble avoir accompli un vrai repli et abandonné son espace stratégique, en Afrique, au Sahel, en Méditerranée. Bien qu’ayant échappé aux printemps arabes, marquée qu’elle était par la décennie de sang, son impasse politique intérieure semble totale. Le Maroc au contraire semble en expansion en Afrique et s’affirme en Europe comme en Amérique. Son évolution intérieure semble vertueuse malgré un front social très sensible. Telle apparaît souvent la photographie bien terne du Maghreb.

Pour un stratégiste français, le Maghreb arrive toujours en seconde priorité par rapport à l’Europe. Comme celle de l’UE, la stratégie française réflexe combine le statu quo et la répulsion des islamistes, ce qui la conduit en fait à une absence de vision, de projet et de politique. La relation à ces deux pays est de plus rendue complexe par le fait d’une forte asymétrie résultant de temps coloniaux distincts (protectorat souple d’un côté et départementalisation stricte de l’autre).

Avec le Maroc, la relation est confiante, à la fois paternaliste (les dirigeants) et aussi sur pied d’égalité socioéconomique (les investisseurs partagés). Elle fait de lui le partenaire préféré de la France. Avec l’Algérie, la relation est tendue et marquée par une « chicaya » systématique de l’enfant mal aimé voire martyr de la France, jaloux de son frère maghrébin.

A Bruxelles, ce stratégiste se verra reprocher par ses voisins européens la non existence de l’UMA, l’impéritie des Maghrébins et leur incapacité à arriver groupés pour construire une relation structurée avec l’UE, marque d’une relation coloniale maintenue. La France y sera aussi montrée du doigts pour son obstination à favoriser un dialogue au plan régional dans des formats qui l’avantagent (le 3+3 ou le 5+5) et qui consacrent la centralité du pivot franco-algérien par rapport aux dialogues italo-lybo-tunisien et hispano-marocain. Ses deux partenaires latins lui contestent en permanence la primauté héritée de ses relations avec Rabat et Alger qui en jouent pour faire monter les enchères de la coopération. C’est aussi le cas des autres intervenants extérieurs au Maghreb qui y défendent leurs intérêts contre elle.

Pour un observateur attentif, la proximité géographique entre Maghreb et Europe sert surtout à fournir une passerelle aux fugitifs ; l’Europe n’exerce pas une influence vertueuse sur le Maghreb où les extrémistes ont gagné la bataille culturelle puisque l’islamisme a gagné tous les esprits. Maroc et Algérie n’ont eu de cesse à l’indépendance de se constituer en États-nations et à développer des rapports de force qui ont entretenu des rivalités et créé des méfiances structurelles. Partout l’armée a voulu arbitrer les tensions internes ; en Algérie elle a aujourd’hui perdu sa cohésion et ne peut plus réguler les conflits ; les islamistes veillent et se préparent à récupérer la mise. Les clans militaires les observent avec méfiance. Le Maroc de son côté se montre entreprenant dans toute l’Afrique et veut en finir avec cette situation.

Pour les uns, il faut incriminer dans le flottement actuel la constitution initiale des États post-coloniaux et d’abord celle de l’Algérie avec deux problèmes structurels d’emblée, une frontière sud floue qui a débordé sur la Tunisie et le Maroc et un pouvoir militaire établi très vite. Cette militarisation du régime de l’Algérie, qui n’a jamais connu de gouvernance civile, est la cause d’une inquiétude permanente de la société algérienne (qui y a répondu par une réislamisation progressive) et de la tension militaire avec son voisin marocain (qui y répond avec la guerre des sables, la marche verte et une vraie course aux armements). La militarisation du Maghreb indépendant n’était pas inéluctable. Mais aujourd’hui personne ne s’y sent plus en sécurité et la cristallisation de cette tension se fait autour de la friction de basse intensité du Sahara Occidental dont l’issue paraît lointaine à tous. Cette militarisation entretenue a affaibli tous les pays maghrébins et les a poussés à rechercher dans les rapports Nord-Sud, avec l’UE, des modèles de coopération favorables à leur développement individuel. Pour ceux-là, la démilitarisation du régime algérien que permettrait une révolution civile paisible serait une solution favorable qui pourrait intégrer la force politique qu’incarnent désormais les islamistes, organisés et actifs depuis vingt ans. C’est le modèle tunisien qui doit guider l’évolution algérienne avec sa révolution et sa transition maîtrisée qui associe dans la gouvernance et l’alternance politique toutes les forces politiques du pays.

Pour d’autres, c’est plutôt du côté de la communauté internationale qu’il faut chercher la cause de l’absence de solution à la crise du Sahara occidental. En laissant pourrir ce dossier, en se divisant sur sa solution, en se montrant incapable de mener à son terme rapidement une médiation entre des parties qui toutes connaissent l’obédience marocaine ancienne de cette région, la communauté internationale a laissé s’installer l’impasse actuelle qui a ruiné l’UMA. De facto, les pays maghrébins coupés de la fluidité avec leur Sud se sont retournés vers le Nord et ont perdu leur fonction de passerelle entre Méditerranée et Sahel. Ceux-là appellent à une plus grande présence arbitrale de la Russie et de la Chine qui viennent tous deux de jouer un rôle décisif au Levant pour apaiser la région. Algérie et Maroc en bénéficieront directement.

Pour d’autres enfin, il n’y a pas grand-chose à faire de l’extérieur. Algérie et Maroc, aux parcours parallèles et aux profils complémentaires doivent trouver seuls des solutions à cette situation dont ils possèdent seuls toutes les clés. C’est aux acteurs militaires de premier plan de ces deux pays qui tirent tous deux de très grands avantages de la compétition militaire de leurs deux pays de montrer leur sagesse collective et de sortir de ce mal structurel qui gangrène leurs deux pays, coûte deux points de croissance à toute une région et désespère leurs deux voisins mauritanien et tunisien. Ces armées artificiellement antagonistes pourraient œuvrer ensemble à l’extérieur dans des enceintes communes au profit des logiques de paix de l’ONU, de lutte contre le terrorisme dans l’OTAN ou de coopération régionale dans le cadre 5+5 de la Médoc. Ces systèmes militaires antagonistes pourraient observer à quel point les populations du Maghreb se sentent peu concernées par la question de la gouvernance du Sahara et réclament un développement rapide et global à l’échelle des 100 millions de Maghrébins qui aspirent à la modernité.

Pour retrouver un esprit de famille propice à leur nombreuse jeunesse, Algérie et Maroc devront accepter de démilitariser leur relation.