L’Asie-Pacifique en recomposition (P. Tran-Huu)
Lectures croisées de la puissance chinoise et perceptions régionalesAu cours de la dernière décennie, cette région s’est muée en laboratoire de l’ordre international à venir, un espace où s’éprouvent simultanément les tensions, les ambitions et les recompositions du pouvoir global. L’ascension chinoise en constitue l’axe moteur ; les réponses américaines, japonaises, vietnamiennes, philippines et européennes en dessinent le contrepoint.
À travers ces lectures croisées surgit un paysage contrasté, où les discours s’affrontent, les pratiques contredisent souvent les postures et où la stabilité, naguère fondée sur un droit maritime accepté, dépend désormais d’une architecture fragilisée, contestée, parfois instrumentalisée. L’Asie-Pacifique n’y apparaît plus seulement comme une région : c’est un champ d’expérience où le droit, la puissance et les perceptions rivalisent pour définir les contours du système international du XXIᵉ siècle.
I. La Chine : une puissance « défensive » par le discours, révisionniste dans l’action
La République populaire de Chine présente sa posture stratégique comme essentiellement « défensive ». Elle vise à « préserver la souveraineté, la sécurité et le développement national » (China’s National Defense in the New Era, Beijing: State Council Information Office, 2019). Cette rhétorique, reprise dans les discours de Xi Jinping, s’adosse à la notion de “communauté de destin pour l’humanité” (renlei mingyun gongtongti), censée proposer un cadre alternatif à l’hégémonisme et à la logique de blocs.
Toutefois, dans la pratique, la Chine refuse tout cadre juridique qui limiterait ses prétentions : elle qualifie la sentence arbitrale de la Cour permanente d’arbitrage (2016) concernant la mer de Chine méridionale de « nulle et non avenue ». Elle renforce ses implantations sur les récifs transformés en bases militaires (Fiery Cross, Subi, Mischief) et mobilise ses forces paramilitaires que sont les garde-côtes et la milice maritime (haijing, haimin), pour affirmer une souveraineté élargie.
La dissonance entre discours universaliste et pratique expansive constitue désormais un élément analytique central.
II. Les États-Unis : dissuader pour stabiliser
Pour Washington, la Chine représente le « pacing challenge », c’est-à-dire l’adversaire qui détermine le rythme de la modernisation américaine. Le Department of Defense, dans son rapport annuel Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China (Washington, DoD, 2024), décrit une Chine « ayant à la fois l’intention et la capacité de remodeler l’ordre international ».
La stratégie américaine vise à :
· dissuader une intervention chinoise contre Taiwan ;
· maintenir un Indo-Pacifique libre et ouvert ;
· consolider les alliances bilatérales (Japon, Corée du Sud, Australie, Philippines) ;
· développer des formats “minilatéraux” (Quad, AUKUS) pour renforcer la résilience stratégique régionale.
Dans cette vision, la Chine est une puissance révisionniste, cherchant à imposer un ordre hiérarchisé incompatible avec les normes internationales existantes.
Pour mémoire, il ne faut pas oublier que la position géographique de Taïwan forme la pierre angulaire de la première chaîne d’îles cet arc allant du Japon aux Philippines, qui limite l’accès de la marine chinoise au Pacifique.
Pour les planificateurs américains depuis les années 1950, perdre Taïwan reviendrait à :
· ouvrir à la Chine un accès stratégique direct au Pacifique,
· permettre la projection navale chinoise jusqu’aux approches de Guam et Hawaï,
· affaiblir les défenses japonaises et philippines,
· transformer la mer de Chine méridionale en espace stratégique intérieur chinois.
Taïwan est un verrou. S’il tombe, l’arc défensif américain est brisé.
III. Le Vietnam : la fermeté silencieuse
Le Vietnam, dans son Livre blanc de Défense de 2019 (Vietnam National Defense, Ministry of National Defense, Hanoi, 2019), réaffirme la doctrine des « quatre non » (non-alignement militaire ; pas de bases étrangères ; pas de recours à la force ou menace d’y recourir et pas d’alliance contre un tiers). Le texte insiste sur la primauté d’UNCLOS et la résolution pacifique des différends.
Les communiqués du Ministère des Affaires étrangères vietnamien, en revanche, emploient un registre plus direct lorsqu’il s’agit des incursions chinoises dans la ZEE vietnamienne : les actes sont qualifiés de « violations graves de la souveraineté et des droits souverains » (communiqués réguliers 2019–2024).
Le Vietnam confirme ainsi l’existence d’une dynamique coercitive chinoise, tout en s’efforçant de ne pas basculer dans une confrontation. Cette posture, faite de rigidité juridique et de souplesse diplomatique, est désormais décrite comme la « stratégie du bambou ».
IV. Les Philippines : la ligne de front de la coercition maritime
Sous la présidence de Ferdinand Marcos Jr., la lecture philippine est la plus claire et la plus directe. La série d’incidents documentés, jets d’eau à haute pression, lasers militaires, manœuvres de collision à Second Thomas Shoal et Scarborough Shoal est qualifiée par Manille d’ »actes illégaux et dangereux », contraires au droit international (Department of Foreign Affairs, Statements on the West Philippine Sea, 2023–2024).
La décision arbitrale de 2016, favorable aux Philippines, constitue le socle de la position officielle. Les Philippines réactivent leur alliance avec les États-Unis et multiplient les exercices conjoints (Balikatan). Pour Manille, la stratégie chinoise n’est pas une abstraction doctrinale mais une réalité quotidienne.
V. Le Japon : la prise de conscience stratégique
La Stratégie de Sécurité Nationale du Japon (2022) (National Security Strategy of Japan, Tokyo, Cabinet Office, 2022) qualifie la Chine de “plus grand défi stratégique” depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Livres blancs successifs du ministère japonais de la Défense (Defense of Japan, Tokyo, MOD, 2023–2024) insistent sur :
· les activités chinoises autour des îles Senkaku,
· l’extension des capacités A2/AD chinoises,
· et la pression croissante autour de Taiwan.
Cette prise de conscience s’est traduite par une augmentation significative du budget défense, le développement de capacités de frappe à distance et le renforcement des partenariats régionaux.
VI. L’Union européenne : la puissance normative en Indo-Pacifique
L’UE, dans sa Stratégie pour la coopération dans l’Indo-Pacifique (Council of the European Union, 2021), adopte un positionnement distinct : elle se veut garante du multilatéralisme, du droit maritime (UNCLOS), de la liberté de navigation et de la stabilité économique.
Les Communiqués du SEAE (Service européen pour l’Action extérieure) expriment une « vive préoccupation » face aux « actions coercitives susceptibles de déstabiliser la région », tout en évitant de qualifier directement la Chine de menace.
Toutefois, les États membres adoptent des nuances :
1. France : posture stratégique affirmée, présence navale régulière, insistance sur la liberté de navigation.
2. Allemagne et Pays-Bas : engagements plus symboliques, mais alignés sur l’idée d’un ordre fondé sur des règles.
L’UE n’est pas une puissance militaire dans la région ; elle en est la puissance juridique et normative.
VII. Convergences, divergences, dynamiques d’ensemble
Malgré des registres très variés, quatre convergences majeures émergent :
1. La Chine modifie progressivement le statu quo maritime.
2. Ses instruments sont hybrides, graduels, parfois coercitifs.
3. UNCLOS apparaît comme l’outil central pour réguler les différends.
4. La stabilité du détroit de Taiwan est devenue une préoccupation partagée.
Les divergences tiennent principalement aux instruments mobilisés :
— dissuasion militaire américaine,
— réarmement japonais,
— résilience normative européenne,
— diplomatie prudente vietnamienne,
— résistance frontale philippine,
— discours de paix chinois.
L’Asie-Pacifique apparaît ainsi comme l’espace où se joue la compatibilité, ou l’incompatibilité, entre un ordre fondé sur le droit et une puissance souhaitant redéfinir les règles du jeu. C’est, en cela, le miroir stratégique du siècle.
Pascal Tran-Huu
Chercheur associé de La Vigie
Sources disponibles et utilisées
Sources chinoises
§ State Council Information Office, China’s National Defense in the New Era, Beijing, 2019.
§ Discours officiels de Xi Jinping sur la “Communauté de destin pour l’humanité” et la Global Security Initiative.
§ Communiqués du Ministry of Foreign Affairs of the PRC sur la mer de Chine méridionale (2016–2024).
Sources vietnamiennes
§ Ministry of National Defense, Vietnam National Defense, Hanoi, 2019.
§ Communiqués du Ministry of Foreign Affairs of Vietnam concernant les incidents en mer de l’Est (2019–2024).
§ Publications de l’Institut de la mer de l’Est (Nghiên cứu Biển Đông).
Sources philippines
§ Department of Foreign Affairs, Statements on the West Philippine Sea, 2023–2024.
§ Déclarations du président Ferdinand Marcos Jr.
§ Documents de la National Task Force for the West Philippine Sea.
Sources japonaises
Cabinet Office, National Security Strategy of Japan, Tokyo, 2022.
Ministry of Defense of Japan, Defense of Japan, 2023–2024.
Sources européennes
Council of the European Union, EU Strategy for Cooperation in the Indo-Pacific, Bruxelles, 2021.
Communiqués du SEAE (Service européen pour l’Action extérieure) sur la liberté de navigation et la mer de Chine méridionale.
Ministère des Armées (France), documents stratégiques Indo-Pacifique (2018, 2021).
Sources américaines
Department of Defense, Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China, Washington, 2024.