Chine-Russie, alliance contre-nature ? (Y. Harrel)

Nous sommes heureux d’accueillir ce texte de Yannick Harrel, auteur confirmé que nous avons déjà reçu et fin connaisseur de la Russie. Un texte qui arrive à point nommé, à la veille de la visite du président Xi à Moscou cette semaine, la première visite à l’extérieur depuis sa réélection.

Le conflit en Ukraine a cristallisé les oppositions géopolitiques. Au point que Russie et Chine sont désormais encore plus liées par leur partenariat stratégique, faisant craindre au bloc occidental une bascule des autorités chinoises vers un appui militaire actif en faveur de leur grand voisin. Certains commentateurs ont jugé bon de lénifier cette alliance, jugée contre-nature et contre-productive pour la Chine. Pourtant, celle-ci s’inscrit dans une logique historique d’apaisement et de renforcement des liens depuis plusieurs décennies.

La crainte des occidentaux est réelle et profonde : la première puissance industrielle en synergie avec la première puissance minéralogique, c’est un ensemble géostratégique considérable. D’où l’émoi de certains commentateurs quant à ce resserrement des relations.

En premier lieu, si l’on avait souhaité éviter que la Chine ne s’approche de trop près de la Russie, il aurait déjà fallu arrimer la Russie à l’Europe, notamment en profitant de la période dite libérale de Vladimir Poutine et de sa main tendue en février 2007 à la conférence de Munich quant à une offre de sécurité européenne commune. Sécurité qui ne s’entendait pas uniquement sur le plan militaire mais aussi énergétique. L’absence de compréhension de la spécificité russe par les européens n’est pas nouvelle – il faut relire les textes du XIXème siècle tel La Russie en 1839 d’Astolphe de Custine (1790-1857) – mais elle a empêché toute compréhension du mouvement géopolitique alors en progression depuis les années 2000. À cette incompréhension s’est greffée l’objectif stratégique du grand cousin d’Amérique qui n’a strictement aucun intérêt à ce que l’Europe se fasse de Lisbonne jusqu’à Vladivostok, suivant en cela les principes énoncés par les stratégistes anglo-saxons Halford John Mackinder (1861-1947), Alfred Mahan (1840-1914) et Nicholas Spykman (1893-1943). C’est déjà le premier écueil, celui d’avoir déconsidéré la Russie en refusant de prendre en considération ses  aspirations (rejoindre la famille européenne) et ses inquiétudes (la prolifération de bases américaines sur l’espace du Pacte de Varsovie jusqu’aux anciennes républiques socialistes soviétiques). Une intelligence qu’avait eu en son temps le chancelier Otto von Bismarck (1815-1898) qui avait bien saisi qu’il fallait arrimer la Russie au cœur de la politique de stabilité européenne tout en évitant de l’assimiler à un pays européen comme les autres.

En second lieu, les chancelleries occidentales ont une tendance à surestimer leur propre influence en ces années 2020 : à ce jour, la Chine a moins besoin du monde que le monde n’a pour l’heure besoin de la Chine comme première usine du monde, d’autant que cette dernière progresse très rapidement dans le domaine du secteur tertiaire. Or, l’accord initial fin des années 1990-début des années 2000 était de délocaliser les industries occidentales pour produire moins cher et polluer plus loin tout en conservant les sièges sociaux, les unités de recherche et développement et les activités de services sur les territoire d’origine. Cette politique faussement ingénieuse a dévitalisé les pays européens et dans une mesure moindre les États-Unis, tout en dopant la Chine de méthodes, de machines-outils, d’unités de production et de formations ad hoc. Or, rappelons-nous que la Chine – appelée aussi Empire du Milieu – est restée au centre de l’économie-monde pendant plusieurs siècles tout en contrôlant fermement les entrées/sorties sur son territoire, au niveau de la rivière des Perles près de Canton en un endroit appelé Thirteen Factories par les marchands anglais ou Shísān Háng par les  marchands chinois. Même l’Empire espagnol du XVIème siècle (Empresa de China) et le Royaume-Uni du XVIIIème siècle (la East India Company et l’affaire James Flint de 1759) qui ont caressé un temps le projet d’une Chine sous tutelle, ou à tout le moins sous contrôle limité, ont été obligés de renoncer.

Cet objectif n’adviendra partiellement qu’au XIXème siècle jusqu’à la première moitié du XXème (de la première guerre de l’opium de 1839-1842 à l’avènement de la Chine communiste en 1949) avec les concessions territoriales liées aux voies ferrées ainsi que le traumatisme du sac du Palais d’Été, ou Yuanmingyuan, de 1860 où disparurent des ouvrages, des objets d’art et des parures inestimables, soit détruits soit vendus. Les Cchinois, comme les Russes par ailleurs, ont de la mémoire et les humiliations des siècles passés n’ont pas été oubliées. Ensuite, une Russie exsangue sous contrôle occidental, ou pire, morcelée en plusieurs régions indépendantes comme le désirait le conseiller polono-américain Zbigniew Brzezinski (1928-2017), est inacceptable pour les autorités chinoises. Bien que cette amitié soit soudée par les circonstances géopolitiques, la défiance à l’égard de la superpuissance américaine pour être plus précis, la Chine a malgré tout de bonnes relations avec la Russie, d’autant que le dernier différend territorial de l’île Damanski/Zhenbao a été réglé solennellement voici quelques années (une dispute frontalière de longue date qui faillit se régler par une guerre générale entre les deux puissances communistes en 1969). Les stratèges chinois savent qu’une reprise en main de l’île de Taïwan ne peut s’opérer sous la menace d’un voisin septentrional opposé à ses intérêts. D’où la difficulté de croire que la Chine puisse rester inerte en cas de renversement du cours du conflit avec l’Ukraine par l’apport toujours plus croissant du matériel et personnel de l’OTAN jusqu’à menacer l’intégrité de la Fédération de Russie. Plusieurs membres de la haute administration chinoise ont souligné l’hypocrisie des Européens et des Américains quant à l’aide apportée à l’Ukraine concomitamment à leur crainte d’une aide chinoise apportée à la Russie.

Enfin, d’aucuns demandent à ce que la Chine tente de renouer avec les Européens. Mais où y aurait-il eu rupture, qu’elle soit diplomatique, technologique ou commerciale ? Au contraire, il faut bien comprendre qu’au petit jeu de l’industrialisation, les ingénieurs chinois n’ont plus grand chose à apprendre de nous (cf. les électromobiles qui sont de qualité égale – si ce n’est supérieure pour quelques modèles déjà – à leurs homologues européens et de coût inférieur en sus) et qu’ils ont un marché domestique phénoménal de plusieurs centaines de millions d’individus. L’exportation des produits et services chinois représente 15,1% du marché mondial, avec un point de bascule qui peut être daté de l’année 2009 où la Chine dépassa l’Allemagne comme premier exportateur mondial. Depuis la tendance ne s’est pas inversée, au point de considérer que le décrochage est devenu vraiment abyssal entre la Chine et les États européens. Il faut rappeler les chiffres de 2023 : PIB Chine 22 milliards $ ; PIB Allemagne 4 milliards $ ; PIB Royaume Uni 3.5 milliards $ ; PIB France 2.8 milliards $. Et comme l’Union européenne s’est embourbée dans des sanctions à l’encontre de l’un de ses principaux fournisseurs énergétiques, à savoir la Russie (rappelons que la base de la croissance moderne c’est une énergie facilement accessible, abondante et à bas coût), inutile de préciser que la Chine et l’Inde dans une moindre mesure (qui grignote des parts de marché, au point de menacer la place du Royaume-Uni en tant que 6ème exportateur mondial), se goinfrent des erreurs stratégiques du Vieux Continent. Donc oui, la Chine n’a pas coupé les ponts avec les Européens, au contraire, elle se délecte de leur situation de précarité énergétique, économique et militaire, pouvant ainsi plus facilement y accroître sa présence commerciale et technologique. Et le sabotage de Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne est une réelle bénédiction pour sa part puisqu’elle réoriente une partie des flux gazier russes vers son territoire toujours gourmand en ressources énergétiques.

Soulignons enfin que deux victoires diplomatiques sont à mettre au crédit de la Chine.

  • Premièrement le plan de paix en 12 points du 24 février 2023 a surtout été habile diplomatiquement en dépit de son apparent échec. Aux yeux du monde, la Chine est passée pour un faiseur de paix au détriment des Occidentaux ne masquant guère leur implication dans le conflit par l’acheminement de flux financiers, de matériel et de personnel et l’abondance de tartarinades verbales. C’est par conséquent une victoire symbolique sur le plan international dont peut se targuer Pékin. L’on notera avec intérêt le point 11 ayant trait à la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement.
  • Deuxièmement, le rapprochement Iran-Arabie Séoudite du 10 mars 2023 a été célébré sous l’égide de la médiation chinoise. Là encore, les États-Unis, alliés traditionnels de la dynastie Séoud, semblaient totalement absents du processus. Il est vrai que la décision de Riyad et Pékin de libeller depuis 2022 un maximum de transactions bilatérales en Renminbis (ou Yuans) atteste de cette confiance devenue ostentatoire.

Cette partie du discours de Vladimir Poutine datée de 2007 à la conférence sur la sécurité à Munich résonne lourdement à ce jour : « Madame la Chancelière fédérale l’a déjà mentionné, le PIB combiné mesuré en parité de pouvoir d’achat de pays comme l’Inde et la Chine est déjà supérieur à celui des États-Unis. Et un calcul similaire avec le PIB des pays BRIC – Brésil, Russie, Inde et Chine – dépasse le PIB cumulé de l’UE. Et selon les experts, cet écart ne fera que s’accroître à l’avenir… Il n’y a aucune raison de douter que le potentiel économique des nouveaux pôles de croissance économique mondiale se transformera inévitablement en influence politique et renforcera la multipolarité ».

Pour conclure, l’on pourrait au regard des événements récents résumer l’approche des affaires de ce monde selon la traditionnelle et un peu éculée comparaison des jeux : si les Chinois sont des joueurs de go, les Russes des joueurs d’échecs, les Américains des joueurs de poker, on s’aperçoit aujourd’hui que les Européens sont des joueurs de dés. Pas de calcul, seulement du hasard…

Yannick Harrel

Expert et chargé de cours en écosystème cyber, auteur de nombreux ouvrages et articles. Doctorant en ingénierie minière.

2 thoughts on “Chine-Russie, alliance contre-nature ? (Y. Harrel)

  1. Cette triste lucidité, catastrophique pour l’Europe et la France qui y a partie liée est ici accablante.
    Quand donc ceux qu’on appelle « élites » dans ce pays failli, au service d’une idée moisie qui s’appelle l’Europe fédérale, quand donc réagiront-ils ?
    Honte aux tristes bourgeois trouillards qui n’ont pas trouvé l’énergie de commencer à mettre tout ça en l’air, à 9 députés près !

  2. L’accord Irano-Saoudien cité dans cette remarquable analyse montre bien la faiblesse dans laquelle l’Europe se complait.

    Car s’il y a longtemps que l’UE est largement soumise aux Etats-Unis, ces dernières années ont vu ceux-ci renforcer leur pression politique et économique au travers de l’extraterritorialité qu’ils donnent à leur droit.

    C’est ainsi que pour éviter l’éventualité d’amendes colossales à l’image de celles infligées au Crédit Suisse ou BNP-Paribas, nombre de sociétés Européennes courbent l’échine et se soumettent aux injonctions Etats-Uniennes. Pour rester en France, PSA abandonnait hier (2018) ses investissements en Iran, aujourd’hui ce sont Renault ou la Société Générale qui fuient la Russie.

    Pourtant, le royaume Saoudien,quoi que fortement tributaire des Etats-Unis pour sa sécurité, n’hésite pas à prendre le contrepied de la politique de son puissant protecteur historique.
    Sa prééminence sur le marché de l’énergie lui autorise une telle autonomie sans trop avoir à craindre d’éventuelles mesure de rétorsion, conscient que les Etats-Unis ne peuvent leur tourner le dos.

    La validité du choix d’une certaine autonomie politique avait déjà été confirmée lors de la dernière visite du Président Biden en Arabie Saoudite. Allant à Canossa en dépit de ses précédentes rodomontades pourtant largement médiatisées, le « POTUS » n’a cependant rien obtenu en retour de son voyage d’octobre dernier.

    Sans doute les Saoudiens ont-ils pu en concevoir les prémices d’une telle politique en suivant le bras de fer de l’administration Trump avec la Chine. Il n’avait alors pas fallu longtemps pour voir que les sanctions n’iraient en définitive pas très loin, les deux économies étant largement imbriquées (là encore comme l’a très justement relevé l’auteur). Sans oublier qu’en outre une part conséquente de la dette Etats-Unienne est entre les mains de banques chinoises (donc au final du PCC…).

    Certes, une action directe contre la dette US impacterait aussi la valeur des investissements chinois. Mais il faut garder présent à l’esprit que le CNY n’étant pas librement convertible, cela laisse une certaine latitude aux autorités chinoises.

    Ces deux exemples montrent bien dans quel état de soumission s’est délibérément placée l’Europe face aux Etats-Unis. Ces derniers ayant parfaitement su jouer des dissensions entre la « vieille Europe » et la « nouvelle » afin d’infléchir encore plus la politique de L’UE dans son sens.

    La combinaison de l’exploitation des « dividendes de la paix » et le repli encore plus complet sous le parapluie sécuritaire de l’Otan ont sonné le glas de toute indépendance réelle des nations Européennes envers les Etats-Unis. Lesquels se sentent d’autant plus fondés à se comporter en suzerain qu’ils eurent beau jeu de mettre en avant leur effort financier pour une « défense commune ». Fut-ce avec la brutalité coutumière au Président Trump…

    Ce qui à terme risque de poser des problèmes à notre pays dans ses velléités d’indépendance en politique internationale. Sans oublier que le passage de certaines industries pourtant considérées comme stratégiques sous contrôle d’investisseurs Etats-Uniens majoritaires est susceptible d’ajouter des blocages au niveau de l’entreprise elle-même.

    Dès lors, nos industriels (notamment de la défense, mais pas uniquement) courent le risque d’être totalement livrés aux décisions de la politique Etats-Unienne. Que ce soit par demandes directes aux industriels par leurs administrateurs et propriétaires ou via l’application de la réglementation ITAR.

    Que se passera-t-il si l’administration US interdit la vente de matériels de défense incluant des composants Exxelia (des Rafales, au hasard…) ?

    Il est pourtant possible d’en appeler à réglementation française afin d’éviter la perte de contrôle d’entreprises stratégiques. Mais encore faudrait-il que les gouvernements ou l’administration le souhaitent. Ce qui ne semble pas être le cas depuis longtemps (Alsthom fut cédé à General Electric en 2015…), la volonté politique manquant malheureusement.

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