Au terminus des prétentieux (Le Cadet n° 80)

S’il existe des signaux forts, en voici en cascade ! Après la réapparition des sextants et la disparition des écrans tactiles dans l’US Navy, voilà que l’Air Force se fâche pour de bon, contre le F-35 on s’en doute, mais pas seulement : c’est la course mortifère à la sur-technologie et aux concepts vides imposés par les industriels qui est – encore – dénoncée. A quoi sert de fantasmer une guerre pour après-demain si on la perd aujourd’hui, si Barkhane n’a pas d’hélicoptères lourds et que le COS se fournit à l’étranger, si la Royale n’a que huit FREMM pour couvrir toutes les mers du globe, si le Jaguar remplaçant nos AMX-10RC n’a qu’un 40 mm et qu’on lorgne déjà vers les tourelles Cockerill pour retrouver du 105, si on abandonne le Transall C-160 plutôt que de le passer en quadri et le moderniser comme les Américains font de leur Hercules C-130 de 60 ans, pour un A-400M juste bon à faire des cabrioles au Bourget et des évacuations Covid ?

Le F-35 vole comme un pingouin, son surnom dans l’USAF, c’est une évidence, et comme ces consommables de photocopieuses qui font flamber les budgets – pour reprendre une image du site opex360.com, – ses versions, ses prothèses, ses déclinaisons multiples constituent d’ores et déjà un gouffre financier. Mais l’obsession faustienne de la furtivité a saisi l’OTAN. « Nous nous prosternons devant l’autel de la haute technologie et sommes sur le point de vendre notre âme, relève Dan Pedersen, l’inventeur du Top Gun. La furtivité est comme un zombie, un zombie très onéreux ». Fort heureusement l’USAF, dans ses dernières prospectives et son projet de chasseur génération 4.5, n’en parle plus. Ce qu’elle veut désormais est un vrai avion avec de vraies armes et de vrais pilotes. Comme le F-16, le F/A-18, ou notre Rafale tricolore.

Celui-là même que, au nom d’une collaboration rhénane bien aléatoire, nous sommes prêts à jeter aux orties pour un gros insecte SCAF prétendument furtif. Quant au projet mégalomane de PANG de 300 mètres et 75.000 tonnes, nécessité par le poids du gros insecte (furtivité, furtivité), il a toutes les chances de connaître le même sort qu’en son temps un certain Royal Louis, ce trois-ponts du temps de Louis XV qui, même allégé et rasé en flute, resta à quai. La Royale ne sait-elle plus faire les arbitrages qui donnèrent le 74 canons, pour préférer une copie de CVN américain à deux nouveaux Charles-de-Gaulle ? D’autant que l’achat de deux catapultes électromagnétiques made in USA au titre des Foreign Military Sales, de brins d’arrêt, d’appareil d’appontage et de trois avions-radar E-2D, nous coutera au bas mot 3 à 5 milliards d’euros, autant que le navire lui-même. C’est le principe des consommables et c’est le prix de notre dépendance nationale pour trois-quarts de siècle. Après ça on s’étonne que nos voisins allemands haussent les épaules quand on leur propose une armée européenne désaméricanisée. Ach ! ces Français prétentieux, toujours le mot pour rire !

Le Cadet

Les jeux de la guerre et du hasard (Le Cadet n° 79)

Qui aurait cru qu’un jour des entraîneurs de clubs de football donneraient, en quelques mots, une leçon de stratégie aux hurluberlus qui nous gouvernent ? Le « complot » d’une Super League, qui n’aura duré que quarante-huit heures, aura permis d’entendre des choses pour le moins pertinentes. Car par-delà la question du financement états-unien ou saoudien du projet et du règne de l’argent-roi, c’est un mode de pensée typiquement managérial qui s’est trouvé en échec.

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« La Ligue des champions est intéressante à partir des quarts de finale. Avant, on doit jouer contre des équipes modestes qui ne sont pas attractives », avait justifié le président du Real Madrid, un des complotistes. Non, les matchs sont aussi intéressants avant les quarts de finale, quand le club de semi-amateurs met une raclée au premier de la classe, ce qui est arrivé ces derniers temps à Arsenal ou Milan. C’est ça le sport, a souligné l’entraîneur de Manchester, tandis que celui de Leeds rappelait que la magie du foot, c’est que les faibles peuvent battre les puissants ; c’est Trincamp qui décroche la Coupe au Stade de France. Mais c’est aussi ça, la guerre, quand en 1805 le général Dupont bloque la tentative de sortie des Autrichiens à Ulm, à un contre sept. « A-t-il de la chance ? » demandait l’Empereur lorsqu’on lui soumettait le nom d’un possible divisionnaire.

Mais les managers qui nous gouvernent, nous entraînent et nous font faire leurs guerres, sont non seulement dans le monde endogame de l’entre-soi mais dans un monde figé, celui d’un sur-déterminisme où les forts restent toujours les plus forts et gagnent tous leurs matchs et toutes leurs guerres ; un monde où Lamarck aurait raison contre Darwin ; un monde où l’Amérique a gagné au ViêtNam et en Afghanistan, où la Meuse reste infranchissable au débouché des Ardennes, où une poignée de Français Libres ne peut tenir tête dix jours durant à tout l’Afrika Korps. A les écouter, nous devrions croiser au coin de la rue ces dinosaures qui dominèrent jadis le monde et qui n’avaient aucune raison de louper le quart de finale pour laisser la place aux marsupiaux dont nous sommes les descendants.

Et ce sont eux qui dissertent d’un monde incertain, qui pérorent sur une Histoire qu’ils ont décrétée finie il y a trente ans mais qu’ils disent désormais improbable parce qu’elle ne parle plus d’eux. On croit qu’ils en ont compris le basculement, ils nous démontrent chaque jour le contraire. S’ils restreignent nos libertés c’est parce qu’eux-mêmes sont les pantins décérébrés d’un logiciel périmé, celui d’un monde totalisé – pour ne pas dire autre chose. Leur monde d’après est un monde dont les finalistes sont connus à l’avance, États-Unis et Chine, un monde qu’ils croient déterminé depuis que broutent les dinosaures. Mais ce monde n’existe pas, il n’a jamais existé. C’est ce que les entraîneurs de clubs de foot viennent de rappeler à leur manière. Ça ne suffira pas. Vivement le retour de la comète !

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L’Amérique pour les nuls (Le cadet n° 78)

Au début plus de masques. Ensuite pas de tests. Et maintenant peu de vaccins. Et toujours aucun modèle statistique pour nous éclairer : la Covid se répand-t-elle plus ou moins vite avec ou sans confinement, avec le couvre-feu à 18 au lieu de 20 heures, davantage dans les rames de métro que sur les terrasses de café ? Pourtant, le contribuable paie des cabinets américains pour gérer tout ça, et ça ne sert à rien. Si, à ce qu’il n’y ait plus de masques, pas de tests et peu de vaccins.

L’Amérique, c’est le pays où vous passez sept fois plus de temps dans votre voiture qu’en Europe : où vous pouvez attendre deux heures pour une attraction dans un parc ; où les files d’attente aux guichets des banques et des postes n’énervent que les touristes et qui, d’un mot français, a fait un sport national : le queuing. L’Amérique c’est le pays des bullshit jobs, des cellules d’évaluation, des conference calls, des reports, des process et des benchmarking, des blue prints et des papers. L’Amérique, c’est le pays du verbiage et du papier, celui qui en 1969, au retour d’Armstrong, Aldrin et Collins, leur fit remplir une déclaration en douane pour les roches et poussières lunaires qu’ils rapportaient.

L’Amérique reste, en terme de productivité (rapport input-output : temps, main d’œuvre, énergie, matières premières et fossiles pour fabriquer un objet ou réaliser une action), en bas du tableau de l’OCDE, au choix lanterne rouge des pays industrialisés ou leader des pays en voie de développement. C’est celui qui, pour compenser sa sous-productivité chronique, n’a d’autre choix que de creuser une dette qui ne sera jamais remboursée et de fabriquer du dollar. Quand on s’en remet à prix d’or à ses consultants pour gérer une pandémie, plutôt qu’aux compétences nationales éprouvées, on sait à quoi s’attendre : un mode d’emploi de 45 pages par piqure, de la gesticulation et de l’argent public gaspillé.

« Le Rapport est ce que sont les limbes dans le Christianisme, écrivait Balzac. Depuis l’envahissement des affaires par le Rapport, il ne s’est pas rencontré de ministre qui eût pris sur lui d’avoir une opinion, de décider la moindre chose, sans que cette opinion, cette chose eût été vannée, criblée, épluchée par les gâte-papier, les porte-grattoir et les sublimes intelligences de bureaux. » C’est ce virus managérial d’importation, stade ultime de la bureaucratie, qui nous détruit. Il a contaminé l’Éducation puis la Médecine et récemment la Justice. L’Armée croit y avoir échappé : elle y passera comme les autres corps d’État. Le retour dans l’OTAN a-t-il un autre objectif ? Relisez l’article de 2019 du colonel Legrier publié dans la Revue Défense Nationale : nous perdons et perdrons dorénavant nos guerres parce que nous copions des Américains qui ne savent pas les faire. Le MinArm prévoit une nouvelle mouture de la Revue Stratégique de défense et de sécurité nationale ? On eut préféré une victoire au Sahel.

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Le Cyber des Tartares (Le Cadet n° 77)

Ça y est, elle a eu lieu, la grande attaque, celle que les Drogo du marché du cyber modélisaient depuis si longtemps, ce jour où l’ennemi viendrait qui les ferait héros. Mais comme pour la nouvelle souche du Covid, rien n’est prêt.

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La faute en est aux agresseurs, ces vilains dont on ne saura jamais, en vertu du principe d’inattribution, s’il s’agit d’un homme seul ou d’une tribu de Tartares – pour citer un fameux monologue melvillien –, et qui se sont engouffrés dans les failles. L’ennemi, écrivait déjà Marc Bloch, est un « malappris qui ne fait jamais ce qu’on attendait de lui ». Le hacker devrait traverser dans les passages cloutés et attendre qu’on l’y pince : sinon il triche et c’est pas du jeu, comme on se lamente dans ces cours de récréation que sont les cyber-commandements. Répétons-nous : on n’a toujours pas compris le Théorème Maginot qui dit que des brèches de vulnérabilité sont non seulement créées à proportion des tentatives de verrouiller un front, mais que même lorsqu’on a prévu l’hypothèse des Ardennes, on échoue à la prévenir. La prochaine étape de cette bétonisation du numérique est la 5G et ses portes d’entrées démultipliées. Si les civilisations sont mortelles, il en est des carrément suicidaires.

Pourquoi s’épuiser à tenter d’investir ces espaces fluides qui ne pourront jamais l’être totalement, où nous serons toujours contournés ? L’adversaire y est ? Il est surtout présent au Sahel, en sandales et 125 cm3. Et les Russes n’en sont pas loin, qui nous ont déjà chassé d’Afrique centrale. Sans doute, mais il faut être sur le réseau pour défendre les serveurs – où 95 % des données n’ont rien à y faire – et agir comme influenceurs. Alors, tandis que le taux de disponibilité de certaines de nos armes sombre dans l’infinitésimal, on budgétise dans des régiments de Zouaves chers à Raymond Devos pour faire joujou devant des écrans. Jusqu’au jour où l’Amérique, via Facebook, nous retire le tapis de sous les pieds et supprime nos comptes. Une récente couverture de Time l’a montré : avec un tel allié, la France n’a pas besoin d’ennemi. Quel couillon, ce Louis XVI !

Ce qu’il nous faut également, dit un récent rapport, c’est un guerrier augmenté, comme dans les comics de Marvel. Puis on l’entourera d’une armure pour prévenir une prise de contrôle à distance de ses prothèses. Toujours le syndrome Maginot : créer des failles puis tenter de les colmater. C’est certainement plus urgent que de fournir des hélicoptères lourds à Barkhane (le Danemark retire les siens, les Britanniques récupèrent les leurs), de remplacer nos Transall en Afrique ou d’éviter d’avoir recours à un chausse-pied chaque fois qu’il faut charger un Griffon dans un A-400M. Même si c’est plus délicat que de greffer la Légion d’Honneur sur la veste d’un dictateur du Nil, espérons au moins que ça permettra à nos soldats de voler, faute de quoi les prochaines OPEX se feront sur la plage de Cavalaire. Des fois que les Tartares parviennent jusque-là.

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Génération Sim City (Le Cadet n° 76)

« La prévision est un rêve duquel l’événement nous tire », disait Paul Valéry. On aurait pu penser que les gouvernants du monde d’après changeraient de logiciel. C’est au contraire le grand retour en arrière, entre technocrates qui confondent la France et l’URSS de Brejnev et reconstituent un Commissariat au Gosplan, et conseillers qui décident arbitrairement qui aura des aides et qui disparaîtra. Ce n’est pas qu’un tropisme autoritaire, c’est une génération qui croit qu’une nation ressemble à ses jeux vidéo dans un monde régi par l’intelligence artificielle d’une puce de silicium, et se gouverne comme dans SimCity ou Civilization.

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« Tout ce que nous avons appris, tout ce que nous avons projeté, modélisé, nous a permis de nous organiser » : non, ce n’est pas Gamelin qui a dit cela lors de la traditionnelle interview du 14 juillet dernier. Deux ans avant la Covid (n° 55), je citais déjà Valéry qu’il faut ici de nouveau solliciter : « Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables à l’aire d’action d’un pouvoir humain, se font sentir instantanément, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent. Les prévisions que l’on pouvait faire, les calculs traditionnels sont devenus plus vains que jamais ils ne l’ont été. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront prévisibles, moins les opérations politiques et même les interventions de la force, en un mot, l’action évidente et directe, seront ce que l’on aura compté qu’ils seraient. Ce n’est point qu’il n’y aura plus d’événements et de moments monumentaux dans la durée ; il y en aura d’immenses ! Mais il ne suffira plus de réunir le désir et la puissance pour s’engager dans une entreprise. Rien n’a été plus ruiné que la prétention de prévoir. »

Que n’apprend-t-on ce texte par cœur à Sciences Po et à l’ENA ? Sauvons les huîtres ! m’exclamai-je il y a un an (n° 63) en rappelant la saillie de Napoléon à Marmont au soir de la bataille de Znaïm. Mais qui sauver parmi ceux qui ont confiné la France au printemps, en pure perte, pour la reconfiner à l’automne tout aussi inutilement ? Qui ont échoué sur les lits d’hôpitaux ? Qui ont échoué sur les tests ? Qui ont échoué sur la traçabilité des malades ? Conjurant les morts et la récession, ils s’étonnent d’avoir les deux ; la Suède, qui a fait un arbitrage (n° 69, 70 et 71), n’a pas davantage de morts et surtout pas de récession. Inutile d’en accuser des Gaulois sacrifiés à l’autel d’un modèle déterministe désormais incapable de comprendre le monde, comme l’avait anticipé Valéry dès 1930.

Mais que peut faire d’autre une génération SimCity cramponnée à ses certitudes managériales, telles des huîtres à un poteau du bassin d’Arcachon ? Et encore les huîtres, parfois, donnent des perles. Rendez-nous au moins Marmont !

Le Cadet, n° 76

Bienvenue au Globalistan (Le Cadet n° 75)

L’islam tue en France. Chaque mot compte. Une nation laïque n’a pas à s’ériger en arbitre des élégances et trancher de la nature de telle ou telle obédience, ou que telle ou tel salit sa religion et contredit un texte dit sacré. On a massacré une salle de spectacle, une promenade estivale et une rédaction de presse (ce n’était jamais arrivé même sous l’Occupation), on a égorgé et on vient de décapiter au nom de ce Coran dont se réclament les nouveaux nazis. Dont acte.

Qu’importe ce qu’on pourra penser à l’ONU, qu’importe (…) Continue reading « Bienvenue au Globalistan (Le Cadet n° 75) »

M. Hulot s’en va-t-en guerre (Le Cadet n° 74)

Comme il faisait trop chaud pour aller à la plage même à celle de Saint-Marc-sur-Mer chère à Jacques Tati, qu’il ne pleuvait pas assez pour aller à la crêperie et que le Monopoly n’est amusant que lorsqu’on triche, la France a joué cet été au Risk. Mais plutôt que d’envahir le Palatinat avec Monsieur de Turenne, elle a rétabli le mandat SDN sur le Liban et déclaré la guerre au Divan. Elle va donc refaire Lépante, où nous étions d’ailleurs absents.

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On ne sait pas trop avec quoi cette bataille navale va se jouer, la Royale étant en extrême tension, ni avec qui au côté des Hellènes. En revanche on sait contre qui, puisque tandis que les marines grecque, française et italienne faisaient des manœuvres conjointes fin août, les galères de la Sublime Porte procédaient de même avec l’US Navy. Dès lors la question elle est vite répondue : en cas d’affrontement avec les Turcs, les Américains ont déjà choisi leur camp – comme à Suez en 1956.

Bien sûr pour l’instant Monsieur Trump joue les lointains, mais ça ne saurait durer. En 1956, les pilotes franco-britanniques de Mousquetaire avaient trouvé, en arrivant au-dessus de Port-Saïd, des unités de la VIth Fleet amarrées à couple avec les frégates égyptiennes. La prochaine guerre navale sera épique comme un western : le Bon c’est nous, la Brute c’est Erdogan, mais le Truand c’est Trump.

Il nous reste la guerre des gros mots et des petites menaces, mais sur ce terrain le Sultan ne craint personne, autant tenter de couvrir une trompe de chasse avec un galoubet. Et du côté de Washington on est d’autant plus serein qu’un nouveau départ de la France du commandement intégré n’aura pas de conséquence, on reviendra simplement aux accords précédents qui satisfaisaient tout le monde. Pour le reste, OTAN ou pas, notre armée est vassalisée pour longtemps par le jeu des standards et des normes, de l’interopérabilité et des accords bilatéraux noués avec le Pentagone. Et notre front avancé au Sahel, là où nos croisés défendent l’Occident et la morale face aux déferlantes djihadistes, tel Kitchener à Ondurman (avec le succès en moins), ne compte-t-il pas ? Encore faudrait-il que les Américains s’intéressent à l’Afrique et sachent où elle se trouve, même si Mark Twain disait que la guerre a été inventée pour apprendre la géographie à ses compatriotes. Qu’avons-nous alors à négocier dans cette partie de Risk ? Rien. Voilà ce que c’est que de nous être contenté il y a dix ans du strapontin de l’Allied Command Transformation comme du clairon de Gunga Din. À l’image des années trente, nos objurgations littéraires font puissamment rire.

De toute manière, comme dit, chez Sergio Leone, le Truand à un intrus trop bavard, « When you have to shoot, shoot, don’t talk ! ». Ou, pour citer Turenne à un de ses officiers, du temps qu’on jouait à la guerre pour de vrai : j’ai un conseil à vous donner, toutes les fois que vous voudrez parler, taisez-vous !

Le Cadet

Supercalifragilisticexpialidocious (Le Cadet n° 73)

Au commencement était le verbe ? Non, répondait le Faust de Goethe, au commencement était l’action ! Carnot, Bonaparte ou de Gaulle avaient un verbe performatif parce qu’ils agissaient. Mais le verbe d’aujourd’hui s’écoute parler, ne produit que du verbe et tourne en rond. Ainsi le cahier de route de la nouvelle task force fictionnelle du MinArm : « Mission : imaginer et créer des scénarios futuristes et disruptifs au profit de l’innovation de défense. Orienter les efforts d’innovation du ministère en imaginant des capacités militaires disruptives. » Faut-il disrupter pour innover, ou innover pour disrupter ? Allez savoir !

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Des mots, encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots. Prenons le Centre d’Analyse de Prévision et de Stratégie du Quai d’Orsay : dans sa note « Covid-19 – Premières réflexions en vue du jour d’après », il nous apprend que « nous devons nous assurer que nous restons en mesure de peser » car « le monde d’après les crises majeures se prépare pendant la crise, et non à l’issue ». Merci pour le moment. Mais c’est lorsqu’on lit « arsenalisation des interdépendances asymétriques » qu’on mesure toute l’utilité d’avoir fait Sciences Po. Du côté de l’IHEDN c’est à peine mieux puisqu’on peut lire, en conclusion d’une tribune, cette envolée lyrique qui devrait normalement être le propos liminaire d’un texte de propositions : « à l’heure du sharp power ou des conflits hybrides, les croisements dangereux entre menaces humainement déclenchées et catastrophes naturelles, entre menaces civiles et militaires, imposent un aggiornamento profond de la réflexion. » Il serait en effet temps de réfléchir, sauf erreur ces gens sont payés pour ça. Et ne rigolez pas, disait Coluche, c’est avec nos impôts.

Et dans le monde merveilleux des Mary Poppins des écoles de management, que nous prépare-t-on de disruptant pour la rentrée ? INSEAD : « Innovation in the Age of Disruption : a disruptive innovation that ultimately disrupts by offering new attractive alternatives ». Toujours ce prédicat incertain, à moins qu’il ne s’agisse d’une grammaire innovante. Cambridge : « Argue the business case for sustainability by a rich understanding of the impact of current global economic pressures ». Oxford : « Leadership strategies for driving organisational change and preparing for the future and dealing with complexity ». Berkeley : « A strategy to lead business through a sea of massive disruption. Leaders strive to be more proactive in implementing new ideas ». On n’est pas plus avancé.

Et ça tourne comme ça avec huit à dix mots, les mêmes réagencés à l’infini. Imaginez la tête de Napoléon ou Clemenceau lisant ces monceaux d’inepties. Or c’est avec cette boite à outils que nos politiques et nos patrons prétendent nous sortir de la crise mondiale qu’ils ont provoquée. Ça fait peur. Vite, disruptons et reconfinons-nous !

Bonnes vacances innovantes tout de même.

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L’empire de la déraison (Le Cadet n° 72)

J’ai passé quatre semaines à Hong Kong en août 1989. Sur les devantures des magasins s’affichaient les photos prises au petit matin deux mois plus tôt dans les avenues embrumées de Pékin. Tout un Occident complaisant s’est satisfait de l’image iconique d’une colonne de chars bloquée par un manifestant et n’a pas cherché plus loin. Mais ces photos étaient celles d’une boucherie, entre hachis parmentier d’où émerge un torse ou une jambe et crêpes de chairs, vêtements et vélo encastré. La peau de Malaparte. Et sur les vidéos tournées clandestinement cette nuit-là à l’infirmerie de l’université de Beida, j’ai réalisé qu’un muscle entaillé ou tranché par une baïonnette n’est pas rosâtre mais jaune sale.

Cette Chine des 1.000 morts et plus de la répression de Tien An Men, beaucoup lui trouvent des excuses. La propagande de l’empire immobile a imprégné ces intellectuels et politiques toujours prompts, comme dans les années trente, à s’esbaudir devant une dictature pourvu qu’elle soit exotique. Sa prétention bouffie – qui sue de l’entretien donné récemment au magazine Bauhinia par le général Qiao Liang, co-auteur de La guerre hors-limite, indigeste compilation de poncifs  – serait excusée par les humiliations des deux Guerres de l’opium et de la Guerre des Boxers, et même par la dérouillée de 1979 face au Vietnam.

Les injonctions à la France ou à l’Australie, les incursions militaires en Inde, les menaces d’invasion de Taïwan et le veto mis à son adhésion à l’OMS, la mise au pas de Hong Kong en violation de l’accord signé en 1984, ses manifestants traités de sécessionnistes, de terroristes ou à la solde de l’étranger par Hu Xijin, rédacteur en chef du Global Times (Huánqiú Shíbào), tout ceci ne serait que la marque du retour de l’empire au milieu d’un monde qu’il aurait dominé jusqu’au XVIIIe siècle. Sauf que les Chinois réécrivent l’Histoire et s’assignent dans un passé identitaire totalement fantasmé : c’est Marco Polo à la sauce Xi Jinping.

Voici donc venus le temps de la revanche et l’ère des Loups Guerriers. Le nom de Wolf Warrior est devenu une franchise testostéronée, copie des blockbusters hollywoodiens. Cet hybris impressionnerait si la Chine n’avait pas ses porte-avions à quai, si ses sous-marins n’étaient pas pistés par les stations de Guam, si ses avions furtifs n’étaient pas repérés par les radars indiens sur l’Himalaya dès qu’ils décollent ; si elle ne dépendait pas, pour faire tourner ses usines, de matières premières et fossiles importées (et pour Huawei, des fondeurs taïwanais et sud-Coréens) ; enfin si elle était alimentairement auto-suffisante.

On relira donc cette note de Churchill du 23 août 1944 : « Considérer la Chine comme une des grandes puissances du globe est une véritable farce. J’ai déclaré au président (Roosevelt) que je me montrerai poli, dans des limites raisonnables, à l’égard de cette idée fixe des Américains, mais je ne peux accepter que nous prenions une attitude positive sur cette question. » Sacré Winston !

Le Cadet (n° 72)

Déconfinés vous-mêmes ! (Le Cadet n° 71)

On entre en confinement quand on veut, n’a pas écrit Machiavel, on en sort quand on peut. C’est comme la guerre : si on s’y engouffre sans fixer les conditions de sortie, à défaut d’en anticiper les modalités, on s’y piège dix, vingt ans ou plus. Voir Barkhane. C’est très exactement ce qui a été fait en confinant toute la France à la mi-mars, sans préavis ni préparation. A cette date, le système d’alerte n’avait ni fonctionné – et c’est l’exonérer que de mettre cette défaillance uniquement sur le dos du despotisme chinois – ni davantage permis de gérer la crise au jour le jour. Nous avons, incrédules, assisté à la paralysie non seulement des organes de prise de décision mais du système informationnel lui-même.

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La peste de 1720 aurait pourtant dû suggérer un modèle. On avait alors isolé une partie du territoire et il reste en Provence les vestiges du muret construit par les corvées royale et papale et surveillé par la troupe. C’est cela qu’on nomme quarantaine. Quant au confinement qui doit être individualisé, on avait identifié trois catégories et trois lieux d’isolement gradués : pour les malades, pour les convalescents et pour ceux en contact avec les précédents. Et on délivrait un passeport de santé. Mais c’est à l’entrée qu’il fallait faire tout ça, pas comme protocole de sortie. A quoi bon imposer des masques en période de ressac ? Pour prévenir une très hypothétique seconde vague ? A quoi sert de tester – et jusqu’à quand – une population pour prouver qu’elle est redevenue saine, alors que ce sont les personnes atteintes qu’il fallait identifier au tout début ? La France de 2020 fait tout à l’envers de celle de Louis XV, qui anticipait de trois siècles la manière dont la Corée du sud, Taïwan et même la Chine ont géré leur crise.

Source : Mur de la peste dans le Vaucluse, édifié en 1720 pour isoler les régions atteintes.

On aurait aussi pu, pour une fois, écouter les économistes : une riche nation millénaire de presque 70 millions d’habitants, puissante et industrieuse, peut se permettre d’encaisser 50.000 décès. Dis comme cela c’est violent, mais c’est un arbitrage dont le pouvoir politique prend la responsabilité devant les citoyens et s’en explique. Par renoncement, il a préféré arrêter l’économie et plonger le pays dans la récession : déficit d’autorité et surtout de légitimité.

Mais pour en sortir, il doit toujours arbitrer entre production industrielle et santé publique : pourquoi ne pas l’avoir fait d’emblée ? Pourquoi y ajouter des atteintes aux libertés, comme des restrictions de circulation, de stupides interdictions de plages, des brigades de contrôle, des unités cynophiles, et pour ceux qui auront été infectés, leur carte Vitale transformée en passeport jaune de Jean Valjean. C’est tout faire à contretemps. Les présidents des collectivités, les maires, les proviseurs et même les patrons d’entreprises publiques de transport préviennent les ministres de troubles en cas de passage en force. Ils auraient plus vite fait de s’inspirer de Charpin au début du Schpountz : vous n’êtes pas bon à rien, vous êtes mauvais à tout ; on ne sait pas si vous nous saisissez, mais nous, on se comprend.

Le Cadet