Diagnostic au 11 novembre 2024. Nous vivons un moment d’une rare intensité stratégique qui tend à amplifier le recalage profond des relations internationales intervenu dès la fin de la guerre froide. La planète se transforme vite et un nouveau monde est déjà né.
Nous avons successivement connu depuis 35 ans la décennie brouillonne 1990/2000, mère de toutes les tensions actuelles, les tentations perverses et les actions désordonnées de la guerre globale antiterroriste des années 2000/2010, la montée irresponsable vers la dispersion du monde puis l’engrenage vers le piège de la guerre sur le continent européen de la décennie 2010/2020, l’arrêt brutal de la vie internationale dû au branlebas sanitaire du Sras-Cov2 de 2020, suivi de l’imprudent défi ukrainien d’une administration Biden inconséquente qu’a relevé brutalement une fédération de Russie rétive au nouvel ordre mondial et tentée par un retour impérial. Avec la conquête quasi consommée aujourd’hui de l’Ukraine de l’Est par la Russie et son rattachement à la Rodina, la donne a radicalement changé. L’élection du Pdt Trump l’atteste.
Cette trajectoire chaotique se traduit par un désordre majeur et durable qui perturbe profondément la marche du monde. Elle impose d’explorer lucidement trois réalités dérangeantes : ce qui a disparu et ne reviendra pas (la régulation stratégique de la guerre froide) ; ce qui va s’amplifier (la compétition économique impitoyable sous toutes ses formes) ; et enfin tout ce qu’on ne sait pas (l’impact de l’IA sur la vie des sociétés et sur le développement d’une planète en expansion démographique). L’épais brouillard stratégique qui s’est installé durablement, relativise les règles du jeu, permet tous les coups fourrés, favorise l’action des apprentis sorciers et stimule les prédateurs opportunistes. Aucun rendez-vous prévisible ne permet d’imaginer un nouveau point d’équilibre stratégique à échéance humaine. Seuls les plus avisés s’en sortiront.
Ce deuxième XXIe siècle qui a fait irruption il y a dix ans est devenu un terrain vague stratégique difficilement lisible vu de Paris où l’on semble égaré. On y réagit comme fin XIXe siècle et au mitan XXe siècle, ces moments guerriers qui ont bousculé la France et altèrent en 2024 sa compréhension du monde réel.
– Pour nous Français, attachés à l’humanisme raisonné et à la rationalité rassurante des principes du droit, au maintien attentif des bons voisinages et à la défense des intérêts communs, c’est d’abord le défi radical d’un monde que nous n’avons pas su anticiper à temps. Et nous n’avons en 2024 aucune grande stratégie de recours pour ce temps qui vient. Or le déni ne nous est pas permis.
– Pour nous militaires, ce défi est plus existentiel encore car la sécurité de la France dans l’Europe et de l’Europe dans le monde ne passe plus d’abord par la supériorité de nos capacités de combat ou d’intimidation militaire pour nous faire respecter. Elle dépend aujourd’hui surtout de notre aptitude à tenir la guerre militaire à distance en la désactivant (et sans la livrer), à réduire activement nos vulnérabilités multiples, intérieures et externes, dans un monde où l’Occident n’est plus qu’une fiction illusoire, alors même que l’UE comme l’ONU sont devenues des carcasses périmées et irréparables. Nous devons d’abord compter sur nous-mêmes et nos atouts qui restent conséquents.
La force a pris le pas sur le droit et la géoéconomie a étouffé la géopolitique. Chacun reprend ses billes pour assurer son avenir. La France doit y venir aussi.
Etat des lieux : voici quatre points de synthèse lapidaire de l’actualité stratégique qui seront à développer plus tard, temps permettant : – ce que change l’élection de D. Trump comme 47e POTUS ; – ce qui devrait advenir en Ukraine ; – ce qui est en jeu à Gaza ; – ce qui ne se passera pas à Taiwan.
Le 47-ème Potus ? L’élection massive du Pdt Trump a trois impacts majeurs sur notre perspective nationale.
– C’est une validation inattendue et sans doute salutaire de la pratique démocratique offerte par la victoire sans appel possible d’un candidat contesté qui a su capter au mieux les attentes de la majorité des électeurs et y répondre, et cela dans un environnement aussi confus qu’hostile (C’est la fin du monopole oligarchique du camp du bien et le retour de la légitimité du plus grand nombre).
– L’approche résolue par le Président élu d’une coexistence forcée sur la planète par la vertu prêtée à une guerre commerciale sans limites et sans autres règles que le rapport de forces et la transaction compétitive imposée sous pression technologique, financière et militaire (c’est la fin de l’échange coopératif du doux commerce mondial unificateur). Une nouvelle dérégulation rapide est à prévoir.
– L’éparpillement des intérêts des opérateurs multiples et hétérogènes de la planète pratiquant des jeux à somme nulle dans lesquels il sera difficile d’organiser des fronts, des alliances, des partenariats durables (c’est l’affirmation d’un multisme débridé remplaçant le traditionnel monde bipolaire, qui traduisait une compétition doctrinale simpliste aujourd’hui dépassée).
Pour la France, elle change la donne stratégique et lui impose de retrouver une position d’équilibre entre les différents compétiteurs en jouant de ses atouts.
La guerre en Ukraine ? Elle tire à sa fin par fatigue généralisée même si chacun des partis à Kiev et Moscou croit pouvoir encore gagner beaucoup. Partout on veut en finir et chacun sait que la dissuasion nucléaire concertée entre les deux Grands d’hier a cantonné les affrontements trop dangereux. Un pat stratégique suffira donc ? Chacun devra faire des concessions politiques, territoriales, économiques avant le printemps 2025 pour mettre fin à ce conflit absurde voulu par les néoconservateurs de tous bords qui a ruiné le centre de l’Europe et émasculé l’Ukraine pour longtemps. Une ligne de front neutralisée (retrait contrôlé de 30 km de part et d’autre) sera déléguée aux soins européens pour la financer et la garantir. Mais la reconstruction des destructions coûtera cher. Le financement américain de la guerre pour réarmer les Européens et doter prudemment l’Ukraine agressée a enrichi l’industrie américaine aux dépens de l’appareil dispersé des Européens. Il sera complété du financement exigé de la reconstruction des infrastructures détruites (un deal américano-russe n’est pas à exclure dans ce cadre). Et lorsque les Européens enfin réarmés seront prêts à livrer une bataille d’arrêt à la Russie, la guerre ouverte en Ukraine sera achevée.
Aujourd’hui la France peut, et donc doit, contribuer à protéger nucléairement les signataires du traité de Lisbonne ; de son propre fait ou en concertation avec quelques pays européens lucides de la ligne de front. Elle doit se manifester pour ce qu’elle est, une capacité étatique autonome de réassurance nucléaire, et non un chef de file contesté d’une Europe de la défense moins que jamais viable.
Ce qui est en jeu à Gaza ? C’est la pérennité de l’Etat d’Israël de 1948 et la viabilité durable d’un Levant apaisé en Asie de l’Ouest. La solution dite à deux Etats est une fausse piste dilatoire et hypocrite tout comme toute solution qui comporte un nombre pair d’acteurs étatiques qui organiserait une confrontation permanente des entités locales. Seules des formules à nombre impair (1, 3, 5, 7, 9 …) pourraient être viables ; elles doivent s’envisager comme un processus long dont le premier pas, urgent, sera décisif. Essayons de les décrire.
A 1- Une mosaïque de micro Etats souverains à majorités confessionnelles et ethniques réunis dans un système complexe et flou de nature confédérale coordonné depuis Jérusalem par Israël. Cette formule souhaitable, aujourd’hui inaccessible, sera préparée par la stabilisation de plusieurs entités coexistantes.
à 3- Une Cisjordanie (et non une Palestine) ayant négocié avec l’Israël des frontières de 1967 des lignes de sécurité viables après éviction des colons prédateurs. Et une bande de Gaza reconstruite façon Dubaï par les pétromonarchies arabes et administrée par une entité civile articulant Gazaouis, Egyptiens et Juifs, la ville-Etat de Gaza selon le modèle de Singapour.
à 5- La formule précédente à 3, et dotée d’une confédération politique palestinienne rassemblant Cisjordanie et Transjordanie et administrant le plateau du Golan sous tutelle symbolique ou non de la dynastie hachémite.
à 7- La formule précédente à 5, étendue au Sud Liban depuis le fleuve Litani et les fermes de Chebaa intégrant le modèle multiconfessionnel du Liban (TAEF).
à 9- C’est la suite du processus par l’extension de cette perspective s’il elle fonctionne à une confédération syro-libanaise et à un Etat kurde acceptable …
A défaut d’enclencher rapidement une formule à 3 entités, la guerre sans fin se poursuivra, l’Iran au seuil nucléaire se sanctuarisera et pilotera la résistance palestinienne. Ankara, Téhéran et Ryad seront avec Moscou les garants de la tour de contrôle de Jérusalem et non Washington et Pékin ; Bruxelles sera écarté. La France si elle adopte une position d’équilibre peut contribuer à ce processus.
Ce qui ne se passera pas à Taiwan. La rivalité entre Pékin et Washington pour l’hégémonie mondiale est d’ordre commercial, technologique et monétaire. Elle est structurellement asymétrique car les modes de compétition des deux rivaux ne relèvent pas du même champ de rationalité. Aucune guerre militaire ouverte ne devrait en découler sauf si un trublion incontrôlé s’en mêle. L’émancipation de Taiwan prônée par les « peuples libres » n’aura pas lieu par la force et encore moins par le conflit militaire. Elle résultera de la négociation par la constitution d’intérêts partagés monopolistiques selon un mode capitaliste avant l’horizon symbolique de 2049. Les Européens seront fermement tenus à l’écart de cette compétition radicale portée par le projet Indopacifique lancé et contrôlé par Washington depuis le pivotement de l’administration Obama vers l’Asie. La France en a été avertie par l’AUKUS. Malgré son envie, elle ne sera pas le fer de lance d’intérêts européens aujourd’hui structurellement dispersés par la compétition économique, moteur pervers de la construction européenne et cause de son échec. Mais elle devra préserver sa position mondiale spécifique.
3- Débat stratégique confisqué. On a tenté à plusieurs reprises de promouvoir une grande stratégie pour la France proposant une vraie planification stratégique pour les temps actuels. Elle fait défaut pour nous rassembler et nous guider dans le maquis stratégique des évolutions constatées et des rapports de force radicaux à venir qui sont autant de défis pour la sécurité de la France. La presse quotidienne nationale d’opinion régulièrement sollicitée ne s’y est pas intéressée. Elle reste monopolisée par un cirque médiatique dépassé, avec ses gourous et ses partis-pris souvent archaïques.
Ces travaux de stratégiste sont accessibles sur le blog de La Vigie. Il suffit de s’y abonner www.lettrevigie.com. Nous avons étoffé l’équipe de rédaction pour faire face au tournant du monde qui se déroule sous nos yeux et qui a été exposé dans notre numéro 253.
JD
Crédit : Chris_Hawes on Visualhunt
L’auteur semble disposer d’une compréhension ou disons d’une acception complètement erronée du mot « négociation », traduisant une certaine ignorance des réalités géopolitiques du monde, pourtant accessibles à tout un chacun.
À part une brève reconnaissance (tout de même) du primat de la force (bien que l’idée de la géoéconomie prenant le pas sur la géopolitique soit vraiment douteuse), pas de vraie clarté.
La Russie de « négociera » rien hors de la vérification de la réalisation de ses objectifs explicites, maintes fois réaffirmés. Ce n’est pas la ligne de front qui sera neutralisée, mais l’Ukraine entière, de plus débarrassée de ses dirigeants nationalistes hostiles à la Russie. Cela s’appelle la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine, en cours. Malgré toutes les promesses, armes, prétentions, vantardises et autres absurdités manifestes évidentes à tout un chacun depuis 3 ans, la Russie s’impose militairement à une Ukraine démembrée, dépeuplée et martyrisée.
Cela se fait par la guerre, dont l’objectif clair, classique et théorisé tout au long de l’histoire, est la destruction de la force de l’ennemi jusqu’à pouvoir lui imposer sa volonté. La voilà, la « négociation ».
« Chacun devra faire des concessions politiques, territoriales, économiques avant le printemps 2025 »: ben non. Le « chacun » concerne les perdants, Ukrainiens, Européens et Américains qui devront prendre acte du démenti apporté par le réel à leurs forfanteries et se plier à la force qui s’impose à eux. Parmi les « concessions », aurons-nous la cession de la région d’Odessa à la Russie ?
Dans le même esprit, le concept de « l’éviction des colons prédateurs » est tout aussi irréaliste, sans parler du plateau du Golan administré collectivement (et risiblement). La situation ne se résoudra que par la fatigue (et pas par la négociation). L’Iran n’en peut plus de ses rêves débiles, et la région fatiguée par ce conflit absurde a d’autres envies que la sauvegarde de cet abcès fanatique daté qu’est la Palestine, comme d’ailleurs, (et là on est d’accord sur l’absurdité des deux états) cela est suggéré.
En quoi, la France doit « protéger le traité de Lisbonne » avec sa force nucléaire ? Celle-ci n’a pour rôle que de protéger le pays exclusivement. L’associer à qui que ce soit d’autre, par exemple l’Allemagne dont la « stratégie » depuis 20 ans a consisté à affaiblir délibérément l’avantage nucléaire (civil) français est une folie voisine de la haute trahison !
On rappelle que la direction actuelle de la France est paralysée et discréditée, et que ses rêves européens fumeux consacrent sa bêtise et son impuissance endettée.
Sur tous les sujets, le temps fera son oeuvre: en attendant, tout le monde attend le 20 janvier.