Un de nos correspondants nous a adresé ce texte il y a deux semaines. Pris par la rentrée, nous ne l’avons pas publié tout de suite. Il garde malgré tout sa pertinence. LV
Le 6 août, l’Ukraine a pour la première fois lancé une opération militaire conventionnelle sur le territoire russe, bousculant des troupes de garde frontières et de conscrits non préparées à des combats d’une telle intensité. En deux semaines, les Ukrainiens ont pris le contrôle de plus de 1000 km², entraînant le départ massif de populations civiles, et capturé des centaines de prisonniers de guerre.
Selon le gouverneur par intérim de l’oblast de Koursk, ils seraient près de 130 000 à avoir quitté leurs domiciles dans les régions frontalières, dont 8000 sont logés dans des camps de logement temporaire dans l’ensemble du pays. L’objectif militaire principal de cette opération, de l’aveu même du chef d’État Major ukrainien, était de forcer la Russie à transférer des troupes du front du Donbass vers cette nouvelle zone de combat. A ce stade, force est de constater que la Russie a réussi à stabiliser la zone sans pour autant ralentir ses opérations dans le Donbass, où le rythme de progression a, au contraire, augmenté. Un autre objectif, purement politique, est une fragilisation politique et morale de la Russie. C’était un des objectifs des incursions précédentes par des groupes armés de citoyens russes combattant du côté de l’Ukraine dans l’oblast de Belgorod, ainsi que des sanctions occidentales et personnelles mises en place par le bloc occidental. La crise entraînée par la mobilisation de septembre 2022 ainsi que la mutinerie du groupe Wagner ont suscité l’espoir d’une fragilisation voire d’une chute du régime russe. Chaque fois cependant, un retour à la normale fut observé et la société russe ne semble montrer aucun véritable signe d’agitation.
Quelles conséquences doit-on attendre de cette ambitieuse opération ukrainienne et de son succès tactique?
L’opération de Koursk est la première invasion armée du territoire russe depuis la Seconde Guerre mondiale et nombreux sont ceux qui ont souligné l’aspect symbolique de la présence de blindés allemands sur ce qui fut le théâtre de la plus grande bataille de chars de l’Histoire en 1943. Cependant, à plus de 500 kilomètres de là, rien ne semble troubler la vie tumultueuse, joyeuse et ensoleillée qui règne en ce mois d’août à Moscou, où personne n’a l’air d’avoir remarqué que le territoire national était envahi. La télévision, source principale d’informations pour les populations séniors, minimise la situation et se contente de parler des efforts faits par l’Etat pour venir aux besoins des populations déplacées, comme s’il s’agissait d’un désastre naturel. La jeunesse a accès à l’information, mais nombreux sont ceux qui préfèrent vivre leur vie sans penser à la guerre.
Et lorsque l’on fait abstraction de la situation du monde, il y a de quoi être joyeux et optimiste dans la capitale russe où le chômage a disparu et où les revenus réels de la population ont augmenté de 8% en 2023. La sécurité et la propreté règnent sous l’œil d’un important réseau de caméras. La ville continue d’investir massivement dans les infrastructures : En 2023, 14 nouvelles stations de métro ont ouvert, ainsi que deux lignes de RER dotées de 74 arrêts. Espaces verts, parcs, bords de la Moskova continuent d’être rénovés et améliorés. Les sanctions et le départ de nombreuses entreprises occidentales sont assez indolores pour la population. Certaines des grandes marques d’habits low-cost, comme Zara et H&M ont disparu des centres commerciaux et sont remplacées par des marques russes qui proposent des gammes similaires. D’autres marques occidentales continuent de vendre discrètement en Russie après avoir cédé leurs magasins à des Russes, les chaînes logistiques ayant été réorganisées via des pays tiers. L’apparition massive de voitures chinoises dans les rues de la capitale est le seul élément visible à l’œil nu qui illustre la coupure entre Russie et Occident que la guerre a entraînée. Les habitudes des Russes n’ont en réalité que peu changé après deux ans de guerre. Dans une situation de croissance économique et de plein emploi, la hausse de la consommation des ménages et des emprunts à la consommation témoignent même d’un certain optimisme.
Une agence de sondage proche de l’Etat, le Fonds Opinion Publique, mesure régulièrement le niveau d’inquiétude de la population en posant la question : quel état émotionnel, selon vous, prédomine chez vos amis, proches, collègues : le calme, ou l’anxiété ? L’anxiété a gagné 6 points après le début de l’opération de Koursk[1]. Cette augmentation est significative mais limitée, comparable à celle qui a accompagné l’attentat du Crocus City Hall en mars 2024[2]. L’opération de Koursk semble donc avoir l’effet d’une crise locale qui, malgré sa gravité, ne touche qu’une petite partie de la population russe et n’inquiète que modérément le pays dans son ensemble. En comparaison, le lancement de la mobilisation en septembre 2022 s’était accompagnée d’une augmentation de 27 points du taux d’anxiété[3], signe qu’il s’agissait d’une crise morale majeure pour le pays.
La situation était en effet critique. En infériorité numérique, l’armée russe subissait une défaite majeure après une attaque surprise ukrainienne dans l’oblast de Kharkiv. Contraintes à se lancer dans une retraite désordonnée, les forces russes subirent de lourdes pertes et près de mille chars et autres blindés furent capturés par l’armée ukrainienne. 12000 kilomètres carrés de territoire furent repris et l’ensemble de l’oblast de Kharkiv repassa sous contrôle ukrainien. C’est alors que pour stabiliser le front, sans la moindre préparation de l’opinion publique, le président Poutine décrèta en catastrophe le lancement d’une mobilisation partielle. Du jour au lendemain, dans l’ensemble du pays, tout homme en âge de combattre était alors susceptible d’être forcé d’aller sur le front, souvent sans préparation.
Derrière les près de 300 000 hommes mobilisés, ce sont des familles entières qui voient un mari, un père ou un fils envoyé sur le front d’une véritable guerre, alors que le gouvernement continue de parler d’une simple opération militaire limitée. Ce sont également des entreprises qui voient une partie de leur personnel envoyée sur le front, tandis que d’autres quittent le pays de manière précipitée. La mobilisation fut en réalité la première véritable violation de ce que certains appellent le “pacte social” poutinien, selon lequel la population bénéficie d’un Etat fonctionnel, de conditions matérielles convenables, de la stabilité et d’une large liberté dans leur vie privée et professionnelle, en contrepartie de son désengagement de la vie politique et collective. La conséquence la plus sérieuse de cette mesure d’urgence fut le départ d’un million de Russes, jeunes et qualifiés pour la plupart, dont la moitié serait déjà rentrée selon Bloomberg[4]. L’absence de ce capital humain reste cependant un important manque à gagner pour une économie russe de plein emploi et des efforts seront nécessaires pour encourager son rapatriement.
Ainsi, bien conscientes des conséquences dramatiques qu’aurait une nouvelle vague de mobilisation, les autorités russes ont mis en place de nombreuses mesures incitatives favorisant le recrutement volontaire de personnel militaire : salaires élevés, primes à l’engagement qui ne cessent d’augmenter, recrutement dans les prisons et à l’étranger, pressions sur les conscrits et les citoyens récemment naturalisés pour qu’ils signent un contrat au ministère de la défense. Malgré une relative baisse, les recrutements semblent à ce stade rester suffisants pour maintenir l’effort de guerre en Ukraine. Quant à l’audacieuse opération de Koursk, elle ne concerne qu’une partie infime de la population russe sans toucher le pays dans son ensemble. Le pacte social poutinien, socle fondamental du régime russe, n’est donc en aucun cas perturbé par cette ambitieuse opération ukrainienne.
Il faudrait des événements dramatiques de grande ampleur, tels qu’une grave crise économique ou une situation critique sur le front, pour déstabiliser une société russe actuellement stable et fonctionnelle. A ce stade, un tel scénario semble très peu probable compte tenu d’une situation militaire de plus en plus favorable aux forces de Moscou et de la croissance économique actuelle. La déstabilisation interne de la Russie semble donc être un objectif inatteignable pour une Ukraine en grande difficulté à tous points de vue, et pour un bloc occidental gagné de manière croissante par l’incertitude.
Jonathan
[1] https://www.kommersant.ru/doc/6903656?ysclid=m0cdgvqf7k209405481
[2] https://media.fom.ru/fom-bd/d34no2024.pdf
[3] https://ya.ru/images/search?img_url=http%3A%2F%2Fic.pics.livejournal.com%2F_niece%2F3991032%2F1038175%2F1038175_original.jpg&lr=213&pos=0&rpt=simage&source=serp&text=%D0%BA%D0%B0%D0%BA%D0%BE%D0%B5%20%D0%BD%D0%B0%D1%81%D1%82%D1%80%D0%BE%D0%B5%D0%BD%D0%B8%D0%B5%20%D0%BF%D1%80%D0%B5%D0%BE%D0%B1%D0%BB%D0%B0%D0%B4%D0%B0%D0%B5%D1%82%20%D1%84%D0%BE%D0%BC
[4] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-05-02/russians-who-fled-war-return-in-boost-for-putin-s-war-economy?