De l’échec proche et prévisible de la relation franco-allemande de défense et de l’Europe de la Défense en général (E. Lambert)

Eric Lambert, analyste averti des questions d’industrie de défense, nous propose cette analyse assez décapante. Merci à lui.

De l’échec proche et prévisible de la relation franco-allemande de défense et de l’Europe de la Défense en général.

Timeo Danaos et dona ferentes

Charles De Gaulle et Konrad Adenauer, François Mitterrand et Helmut Kohl, Angela Merkel et ses quatre présidents français successifs ont fait du couple franco-allemand le moteur apparent de la construction européenne. Si les premiers furent les artisans de la nécessaire réconciliation, les seconds les architectes du mariage, les suivants ont tenté de construire les mécanismes de collaboration à plusieurs niveaux. La défense fut une des premières parmi ceux-là. Si l’on peut considérer la relation entre les deux pays comme relativement équilibrée sur de nombreux aspects, quand on en vient sur le sujet de la défense, la relation est déplorable, industriellement, opérationnellement et, la crise ukrainienne le révèle, politiquement : en un mot, un échec. Un échec complet au détriment des compétences françaises notamment sur le terrestre. L’aéronautique de défense ayant la chance d’avoir un Dassault qui en défend les intérêts et les savoir-faire.

Cet échec se mesure, se quantifie au fil des programmes récents : Le FCAS est sur le point d’exploser, l’Euromale est obsolète avant même sa mise en service, le Tigre MkIII sera uniquement français, le MGCS est un échec en puissance à cause de l’entrée de RhM et du déséquilibre du WorkShare que cela engendre dans le programme, le MAWS s’est transformé du côté allemand en un P8-A Poséidon…

Cet échec a plusieurs raisons, la plus importante en étant le niveau de compétences respectif et l’absence de vision stratégique commune : La construction d’une collaboration militaire (à l’échelle bilatérale ou à l’échelle européenne) nécessite un socle de compétences communes (expérience opérationnelle, doctrine d’emploi, compétences internes, moyens) et une vision stratégique similaire (Définition des intérêts vitaux, volonté politique à les défendre, capacités militaires à le faire). La France et l’Allemagne n’ont aucun de ces points en commun. Évidemment cette divergence touche l’interopérabilité mais également les coopérations industrielles.

Historiquement la culture géostratégique française repose sur le concept d’autonomie stratégique. Ancrée dans les différents livres blancs depuis les années 1990, elle professe la capacité d’agir en complète autonomie dont la garantie ultime repose sur une dissuasion nucléaire indépendante. Cette autonomie amène à une culture interventionniste et la France use régulièrement des interventions militaires comme d’un outil de protection (et de propagation) des intérêts nationaux à l’étranger et particulièrement en Afrique. La France a donc conscience de son rôle de puissance militaire et de son utilité comme vecteur de puissance extérieure comme le démontrait avec pertinence le Colonel Goya à la conférence « La défense comme outil de puissance de la France » qui s’est tenu à l’École Militaire en 2014. En conséquence, les armées ont menées plus d’une centaine d’OPEX depuis le début des années 1990 (dont une vingtaine sont en cours – 37 000 hommes et femmes actuellement déployés) avec une nette augmention des opérations ces dix dernières années. Cette politique et les moyens qui la soutiennent se sont régulièrement confrontés ces vingt dernières années à la réalité budgétaire que connaissent nombre de pays en Europe sans pour autant – comme l’Allemagne – conduire à des pertes sèches de compétences ou de savoir-faire.  La crise ukrainienne imposant la nécessité de densifier armées, les augmentations de budgets vont permettent, en partie de corriger le tir et de remonter en puissance sur un socle de compétences solides, maitrisées et opérationnellement démontrées.

La culture géostratégique française affronte également un défi qui lui est propre.  Bien que la France dispose d’une diaspora nombreuse (et potentiellement influente) à l’étranger, elle ne l’utilise pas faute de la structurer et de l’exploiter comme outil d’influence. En conséquence sa position mondiale et le reste de son influence diplomatique sont directement liés à sa puissance militaire et à ses capacités d’interventions extérieures. Alors que pour un pays comme l’Allemagne les réductions de budgets militaires eurent des conséquences limitées en termes d’influence diplomatique, ce n’est pas le cas pour la France. Toute diminution de la puissance militaire française affecte directement la puissance française dans sa globalité d’autant plus que le « soft power » français est quasi-inexistant.

Rien, absolument rien, ne relie la vision française d’autonomie stratégique et de volontarisme militaire à la politique de défense et à la culture géostratégique que l’Allemagne pratique depuis la création de la Bundeswehr. L’Allemagne a construit sa vision stratégique sur la prudence (et si l’on en croit les premiers effets et remous directs depuis le début de l’action russe en Ukraine, on peut même parler de compromission concernant la Russie). Depuis la recréation de ses forces armées en 1955, le pays est « prudent » vis-à-vis des interventions militaires en général. L’engagement unilatéral est exclu politiquement et opérationnellement faute des moyens et compétences nécessaires. Si l’Allemagne intervient, ce doit être dans un cadre multilatéral (ONU ou OTAN) et ceci après autorisation du Bundestag, c’est-à-dire après d’interminables débats parlementaires touchant directement la réactivité et le calendrier de déploiement. Contrairement au Japon sous Shizo Abé, aucun chancelier allemand – et notamment Angela Merkel – n’a voulu, pu, ou su, faire évoluer la « Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland » de 1949.

Les « intérêts » allemands sont plus compris à Berlin comme la promotion et le développement des intérêts industriels nationaux pour qui les mots coopération et partenariat ne se conjuguent qu’avec domination et captation de compétences étrangères. En cela le cas du FCAS fait école – et on l’espéra référence – et la position de Dassault est non seulement compréhensible mais, surtout, dans l’intérêt national français.

A cela s’ajoute une vision aux antipodes des priorités de sécurité et la perception des menaces et de leurs natures des deux côtés du Rhin :

  • La France se perçoit comme une puissance devant garder des capacités d’action globales (Indo-Pacifique, Afrique et Atlantique Nord). Elle conserve des capacités – non-égalées par ses partenaires européens – de déploiement sur le flanc sud de l’Alliance car elle y perçoit une menace réelle et immédiate sur sa sécurité et celle de l’Union.
  • Ce n’est pas la vision allemande qui depuis 2018 a acté le retour à un modèle de « défense du territoire allemand ». Jusqu’en février, cela relevait plus du concept que de la pratique et la menace perçue en provenance du flanc Est de l’Otan n’était pas prise au sérieux par les autorités allemandes. L’état de la Bundeswehr démontrant l’absence de prise en considération de cette menace.

Il va être intéressant de constater si et comment la crise ukrainienne va influencer la vision stratégique allemande la réalité de la remontée en puissance des armées allemandes, surtout sur leur réorganisation. Au-delà des 100 milliards annoncés, et des déclarations du Chancelier Scholz sur la « plus grande armée conventionnelle d’Europe », on peut d’ores et déjà estimer que cette remontée en puissance militaire prendra au moins dix ans. Car les compétences perdues ne se rebâtissent pas uniquement à coups de milliards, parce qu’il faudra aussi réformer une organisation devenue un « monstre administratif » si l’on en croit une note de 2021 de l’état-major de la Deutsche Marine qui reconnaît « qu’au sein de l’armée allemande, le respect des règles est plus important que la capacité à fournir des appareils en état de voler, pilotés par des équipages correctement entraînés ». Cette culture des armées allemandes va non seulement influer sur leur rééquipement mais également sur leur doctrine. Enfin on ne le dit pas assez mais la remontée en puissance d’une armée se construit sur l’expérience au combat. Là aussi, les milliards ne seront pas suffisant. Là aussi la France et l’Allemagne ne jouent pas égalité.

En effet et notamment ces sept dernières années, le refus de l’Allemagne d’engager ses forces armées dans des opérations militaires a suscité l’ire légitime de la France qui est la seule à porter l’effort de défense sur le flanc sud de l’Otan. La liste est longue des refus allemands aux demandes de soutien opérationnel français depuis 2015. De l’évacuation de ressortissants (malgré des protocoles d’accords existant sur l’utilisation d’appareils de transport) au support héliporté, ces refus irritent légitimement des armées françaises qui, elles, sont sur le terrain, engrangent de l’expérience opérationnelle depuis 25 ans et perdent des femmes et des hommes au feu.

À l’heure où les forces armées françaises sont fortement sollicitées – en raison des opérations internationales – mais aussi de Sentinelle qui n’en finit pas – la France a en effet plus que jamais besoin de partenaires. Pourtant, malgré les espoirs suscités par le nouveau discours de l’Allemagne sur la sécurité et la défense depuis 2014, Berlin n’est pas l’allié dont Paris a besoin que cela soit dans un cadre bilatéral ou européen.

Même quand Paris et Berlin parviennent à trouver un terrain d’entente, c’est souvent pour des raisons bien différentes. L’exemple de la coopération européenne en matière de défense est le parfait exemple de cela. La France l’aborde sous l’angle de la défense, alors que l’Allemagne le voit comme un outil d’intégration européen. La PESCO – Coopération structurée permanente – en est un autre exemple :

  • La France voulait structurer la coopération autours des opérations : l’Opérationnel au service des actions de terrain.
  • L’Allemagne souhaitait une PESCO, axée sur les capacités : le Capacitaire au service du développement des intérêts industriels allemands.

Le résultat ? Une PESCO majoritairement au service des intérêts allemands, tandis que l’Initiative européenne d’intervention (IEI) de Macron, qui ne relève pas de l’UE, reflète les priorités françaises. La contribution allemande à l’IIE est limitée, alors que la France se montre insatisfaite des résultats de la PESCO : sur 60 programmes seuls 5 avancent.

Pour toutes ces raisons, il n’y a pas de vision stratégique commune entre Paris et Berlin. La complémentarité opérationnelle étant également impossible à trouver, les deux forces armées ne jouant pas au même niveau de compétence et ceci quelle que soit l’arme concernée.

En conséquence, le seul moteur de la coopération franco-allemande de défense fut le politique. La relation entre Angela Merkel et quatre présidents français dont Sarkozy – qui fut un quasi-fossoyeur des armées avec la RGPP – et l’actuel locataire de l’Élysée – européiste convaincu – a donné une impression globale – mais fausse – d’entente parfaite aux objectifs communs sur la défense européenne. Une nécessité politique découlant de l’importance apparente au sein de l’Union de la relation bilatérale – et d’obligations nationales respectives – plutôt que des intérêts de défense communs aux ambitions européennes poursuivis conjointement.

L’Europe de la Défense est morte le 24 février dernier. Elle était en état de mort cérébrale depuis les premières ruades Dassault – Airbus sur le SCAF (et l’achat de F35 par la Luftwaffe) puis la volonté allemande de voir RheinMetall prendre la conduite du programme MGCS qui échouera sous peu à moins de vouloir sacrifier la BITD terrestre française.

Certains expliqueront que le risque le plus important de ce désaccord de plus en plus patent sera l’absence de leadership franco-allemand en matière de sécurité et de défense, alors même que le conflit ukrainien va s’inscrire dans la durée.  Que la boussole stratégique, la mise en place des « Task forces » démontrent au contraire la vitalité du concept de défense européenne.

Ceux-là oublient que nous sommes passé de la théorie à la réalité, celle de la haute intensité à 3 heures de vol de Paris. Que la défense de l’Europe est bien plus importante que la défense européenne. Que celle-ci n’a aucune crédibilité parce qu’aucune légitimité, alors même que l’OTAN (censée être morte cérébralement), elle, existe, offre un cadre de collaboration et de commandement commun éprouvé, propre à assurer la défense du continent. Que c’est en son sein que l’incontestable leadership militaire français doit s’exprimer en pesant de tout son poids et de toute son expertise et que la colonne vertébrale opérationnelle de cette défense ne repose pas sur axe Paris-Berlin mains un axe Paris-Londres, seule collaboration – également encadrée par les traités de Londres de 2010 – propre à compenser le rééquilibrage américain sur le Pacifique.

L’Europe de la Défense n’est plus, vive la défense de l’Europe.

Eric Lambert, Analyste senior

Note : Les vues et opinions exprimées dans ces lignes n’engagent que leur auteur et en aucun cas les structures pour qui je travaille, avec qui je collabore ou dont je suis membre.

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