Contact-tracing face au covid-19 : pas d’autres choix que l’audace (G-P Goldstein)

Guy-Philippe Goldstein nous a déjà gratifié de deux articles sur le COVID 19 (ici et ici). Il revient pour nous sur le sujet, en évoquant la question du traçage électronique, qui fait débat actuellement. Merci à lui. LV.

Il y a cinq semaines déjà, le 11 mars dernier, nous publions déjà dans ces lignes les points clés d’une réponse inspirés des bons résultats alors déjà observables en Corée du Sud et à Taïwan, en compléments des gestes barrières et des premiers éléments de distanciation sociale déjà appliqués en France. Cette réponse mettait en avant (1) les tests ; mais au-delà, (2) le volet numérique, offrant une gamme large de solutions tant dans le repérage que dans le télétravail, qui n’existaient pas encore dans les plans épidémiques datant de plus d’une dizaine d’années ; et enfin (3) un tempo rapide, et donc audacieux, afin de prendre de vitesse une épidémie foudroyante.  Prise à la gorge parce que trop lente à réagir, la France a finalement appliquée des mesures sévères de confinement six jours plus tard, bien plus strictes et limitant les libertés individuelles que ce qui existe en Corée du Sud. L’objectif était de se donner du temps, justement. Et pour finalement mettre en place « une approche proche de la Corée du Sud », comme l’a dit Jean-François Delfraissy, le président du conseil scientifique[i].

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Or, d’après le gouvernement de Corée du Sud lui-même, une part importante de la réponse tient dans le volet numérique[ii], appliquée justement de manière rapide et audacieuse. Et pourtant, le volet numérique a été traité quasiment « à la sauvette », tant dans la déclaration du Président du lundi 13/4 que surtout dans l’intervention du Premier Ministre du 19/4, pourtant relativement détaillée et exhaustive. On sent bien qu’un cadre politique rigide est en train d’être défini tant par le sommet de l’exécutif que par les partis d’opposition, l’ensemble concourant au même groupthink idéologique incapable de se questionner alors qu’une crise sans précédent frappe l’Europe, et qui était déjà à l’origine du fiasco du premier tour des municipales. A cause de ce cadre, le volet numérique risque d’échouer en France  malgré tous les talents et bonnes volontés réelles qui s’y sont investis. Il faut donc comprendre (1) Pourquoi le numérique est l’un des piliers de la gestion de l’épidémie ; (2) pourquoi nombre de peurs et de réticences sont inappropriées ; (3) Comment avancer à la fois dans le respect de nos valeurs et dans le pragmatisme qu’impose l’extraordinaire situation sanitaire et économique actuelle.

  1. Le volet numérique peut s’avérer vital pour rechercher le plus rapidement possible les contacts

La phase de « recherche des contacts » (contact tracing) est l’une des étapes critiques du contrôle des épidémies. Une épidémie est une course de vitesse entre un pathogène et les sociétés humaines. Sans vaccins et sans thérapies, les sociétés humaines doivent exécuter ensemble les trois démarches suivantes :

  • (1) analyser et mesurer la progression de l’épidémie ;
  • (2) ralentir sa progression par des protections (par exemple les gestes barrières ou encore, pour le Covid-19, l’usage des masques pour tous comme le recommande l’Académie nationale de Médecine[iii] et le suggère les simulations et données empiriques d’une étude à laquelle a participé l’auteur de ces lignes[iv]) ;
  • et surtout (3) stopper la progression.

Au pire, cela implique les mesures les plus extrêmes de distanciation sociales – les mesures de confinement au domicile appliquées en France, les plus radicales pour arrêter la circulation du virus. Sinon, pour maintenir une société ouverte modulé par des mesures de distanciation sociale, il faut appliquer rapidement « Test  / Trace / Isolate » : Dépister les personnes infectées/ Rechercher leurs contacts/ Isoler & traiter les personnes infectés et mettre en quarantaine leurs contacts. L’efficacité de chaque étape dépend bien sûr de la précédente. S’il n’y a pas assez de tests, on ne pourra pas identifier suffisamment de cas contacts ; si on n’identifie pas assez de cas contacts, on ne pourra suffisamment mettre en quarantaine et/ou rapidement isoler des cas contacts qui deviennent des malades infectieux. Se dire que l’on peut très bien faire l’une ou l’autre de ces étapes, mais pas toutes les trois, cela n’a pas beaucoup de sens. De plus, ce triptyque « Test/Trace/Isolate » ne fonctionne pas pour toutes les épidémies : par exemple, la stratégie est inefficace contre la grippe. Mais par contre, elle est opérante contre des maladies aussi graves que la variole, le SARS[v] ou même Ebola qui a été ainsi vaincu en 2014 en Afrique de l’Ouest[vi]. Qu’en est-il pour le Covid-19 ?

Le Covid-19 impose un effort considérable de « recherche de contacts ». Comme l’indique une étude de modélisation parue dans le Lancet en février dernier, une épidémie de Covid-19 peut être contenue en 3 mois en appliquant de manière très efficace la recherche de contacts et l’isolement[vii]. Néanmoins, pour qu’une épidémie puisse avoir au moins 80% de chances d’être contenue quand le nombre de nouveaux cas engendré par une personne infectée  (c.a.d le taux initial de reproduction R0)  varie entre x2.5 et x3.5, alors il faut que nombre de cas contacts soient identifiés dans 80% à 100% des cas. Dans le cas d’un R0 = x2.5, si plus de 30% des infections ont lieu alors que le patient contagieux n’a pas encore développé de symptômes, il faudra que la recherche de contact identifie au moins 90% des contacts des patients pour que la probabilité de contrôler l’épidémie demeure élevée[viii]. Or, pour le Covid-19, une estimation du nombre de transmission par des malades sans symptômes s’élève à 44%[ix]. A Singapour et à Tianjin, on a noté respectivement 48% et 62% des transmissions qui étaient faite par des malades sans symptômes[x]. Un effort très important doit donc être livré sur la phase de « recherche de contacts » pour contrôler la maladie.

Il faudra amplifier très largement les moyens pour la « recherche de contacts ». Tous les pays qui ont réussi aujourd’hui à contenir ou supprimer la maladie, sans avoir à passer par le confinement à domicile, ont utilisé ou ont su déployer « test/trace/isolate » avec une grande efficacité, y compris dans la phase « recherche de contacts ». Il s’agit à la fois de régimes autoritaires (ex : Vietnam, provinces chinoises hors Hubei), de régimes intermédiaires (Hong Kong) ou de démocraties libérales avec d’ailleurs les partis de l’opposition libérale au pouvoir (Corée, Taïwan). Dans tous les cas, un quadrillage par des enquêteurs humains assisté de moyens numériques a été mis en place. Cette armée d’enquêteurs est considéré, avec les tests, comme le point le plus critique pour le contrôle de l’épidémie par nombreux experts en Asie et en Europe[xi]. Du reste, tous les plans de sortie des confinements aux États-Unis évoquent des bataillons nécessaires d’enquêteurs humains. Le plan proposé par, entre-autre, Scott Gottlieb et Caitlin Rivers auprès de l’American Enterprise Institute insiste entre-autre sur une recherche de contacts à une échelle massive (« Massive scale contact tracing »)[xii] dès la phase de confinement. Le plan de sortie du Safra Center For Ethics d’Harvard University et de la fondation Rockfeller[xiii] met en avant lui aussi le dépistage, la recherche de contacts et l’isolement assisté sur une échelle massive (« Massive Scale Testing, Tracing, and supported Isolation ») avec en particulier un bataillon de 100.000 enquêteurs supplémentaires pour la recherche de contacts, une recommandation explicite du John Hopkins University Center for Health Security[xiv]. Tom Frieden, ancien dirigeant du CDC d’Atlanta, estime, lui, que 300.000 enquêteurs seront nécessaires[xv].

Les moyens humains n’y suffiront pas : ils devront être augmentés par du numérique. C’est le résultat obtenu par une équipe de chercheurs d’Oxford dans une étude de modélisation paru dans Science le 30 mars (Feretti et al., 2020)[xvi] dans un contexte où il n’y a pas (ou plus) de confinement. A nouveau, en raison du très grand nombre de transmissions pré-symptomatiques ou asymptomatiques lié au Covid-19, la modélisation montre qu’avec des moyens traditionnels de contact-tracing, il faudrait plus de 95% des contacts effectivement identifiés, avec d’ailleurs plus de 80% des patients isolés strictement. Autrement, il n’y a aucune situation où Rt, le nombre de reproduction à l’instant t, descend en dessous de 1. L’épidémie ne peut être contrôlée. Si par contre des moyens numériques, réduits dans l’étude à « l’utilisation d’une app », permettent une notification immédiate des contacts après confirmation d’un cas et donc isolement et quarantaine plus rapide, les probabilités d’un contrôle de l’épidémie sont beaucoup plus fortes[xvii]. A nouveau la question de la vitesse est clé. Voilà pourquoi l’étude recommande l’usage de moyens numériques personnifiés par une app. Une autre étude, non encore revue par comité (« preprint »), indique qu’il faudra identifier 20 à 30 contacts en moyenne par patient symptomatique. Là encore est évoqué l’importance de moyens numériques[xviii]. C’est aussi le cas des plans évoqués plus haut du Center for Ethics d’Harvard University[xix], de Scott Gottlieb et Caitlin Rivers pour l’AEI[xx] et même du think tank Center for American Progress, de centre-gauche, qui recommande un contact tracing « instantané », faisant référence de manière explicite au modèle Coréen[xxi].

L’augmentation numérique ne se limite pas une application volontaire sur le modèle de Singapour, qui semble avoir échoué. Le modèle désigné pour l’instant pour la partie « tracing » par le Premier Ministre Edouard Philippe lors de son intervention du 19/3 ressemble à celui de Singapour : Il s’agit de « TraceTogether », une application mobile volontaire, utilisant Bluetooth. Or, cette application n’aurait atteint qu’entre 12%[xxii] et 20%[xxiii] d’adoption au niveau d’une Cité-Etat qui a un taux de pénétration des smartphones dans la population adulte de 90%[xxiv] quand elle n’est que de 75% en France en 2019[xxv]. Comme l’application TraceTogether à Singapour[xxvi] , l’utilisateur français aurait également le choix, une fois se sachant Covid+, de communiquer ou non les informations anonymisées permettant de prévenir des contacts éventuels qu’ils ont un risque d’infection. Ce double volontariat, tant dans le téléchargement et l’activation, que dans le choix d’indiquer de manière anonymisée que l’on est Covid+ ou non, risque de réduire considérablement l’efficacité du modèle « TraceTogether ». De l’aveu du gouvernement de Singapour dès le 1er avril dernier, il faudrait qu’entre 75% et 100% des utilisateurs de smartphones pour que l’app TraceTogether puisse fonctionner[xxvii]. De fait, comme noté plus haut, Jason Bay, le directeur des services numériques du gouvernement, a reconnu les grandes limitations du programme[xxviii]. Et désormais, depuis le 21 avril, le premier ministre de Singapour lui-même demande à ce que tous téléchargent l’application et évoque lui-aussi le modèle Coréen[xxix].

Le modèle d’augmentation numérique en Corée est plus ample, plus efficace et a contribué au succès de l’approche Coréenne. L’approche coréenne a été plus large. Elle a été obligatoire et intrusive, supprimant en grande partie le risque de ne pas pouvoir enquêter sur une partie large de la population[xxx]. Elle a intégré les données de géolocalisation des téléphones portables (avec ou sans applications), avec l’historique d’achats de cartes bancaires et les données de la vidéosurveillance. A partir du 26 mars, ce programme de Big Data est passé d’un traitement qui prenait 24 heures pour identifier les populations exposées au virus (ce qui correspond déjà à un scénario amélioré de contrôle épidémique dans l’étude des chercheurs d’Oxford notée Feretti et al., 2020) ; à environ 10 minutes – soit la variante quasi-instantané dans Feretti et al.[xxxi]. L’information n’est disponible strictement qu’aux membres du Korean Center for Disease Control et aux épidémiologistes des villes et des gouvernements provinciaux : aucune autre agence ou ministère n’y a accès. L’approche numérique permet également de vérifier que la 3ème étape du triptyque (isolement ou quarantaine) est bien respectée. Cette quarantaine obligatoire vérifiée électroniquement est aussi requise pour les personnes venant de l’étranger[xxxii].

Un modèle pour la France et l’Europe. La contrainte évoquée de la quarantaine obligatoire pour les personnes venant de l’étranger a dans les faits permis à la Corée de maintenir ses frontières ouvertes avec le reste du monde malgré la pandémie – une donnée importante pour la France et les pays européens s’ils voulaient revenir au plus tôt à la logique d’ouverture des frontières au sein de l’espace Schengen, alors que Schengen, de facto, n’existe plus. C’est aussi ce qui permet à l’économie Coréenne de tourner sans les limites dures du confinement à domicile : à la mi-avril, on pouvait trouver cafés et restaurants bondés à Séoul[xxxiii], permettant à cette économie de services si importante pour l’emploi en France de retrouver des niveaux proches d’avant la crise. L’identification de hotspots épidémiques mais aussi du respect des mesures de distanciation sociale est fait à la fois par des app optionnelles offerte par le secteur privé, mais aussi par l’analyse des signaux télécom pour vérifier le risque de foule trop compacte et faire de l’analyse prédictive[xxxiv] – comparable d’ailleurs sur ce dernier point à ce que Deutsche Telekom propose à l’institut Robert Koch en Allemagne sur la base d’une information anonymisée[xxxv]. La comparaison pour la France est d’autant plus intéressante que d’une part, la Corée, avec 51 millions d’habitants, constitue un modèle en terme de taille et de régime politique plus proche de la France que la Cité-Etat autoritaire de Singapour ; et en outre, la Corée a atteint un pic épidémique de 850 nouveaux cas/ jour tout début mars (soit environ 17 nouveaux cas par million d’habitants), au moment où l’ensemble des nouvelles mesures de réponses épidémiques du gouvernement Coréen, décidées dans la dernière semaine de février, prennent leur vitesse de croisière. Or, au début du déconfinement le 11 mai, d’après l’Inserm/Institut Pasteur, la France devrait être à 1300 nouveaux cas par jour[xxxvi], soit environ 20 nouveaux cas par million d’habitants – un niveau de menace comparable pour autant que l’ensemble de l’approche Coréenne soit respecté. Dans ce cas, la France pourrait espérer un contrôle épidémique comparable à ce qui a été obtenu en Corée (voir Fig. 1).         

Source : Worldometers / https://www.worldometers.info/coronavirus/country/south-korea/

  1. Des objections nombreuses et inappropriées à l’application du volet numérique du modèle Coréen

Les objections techniques sont surmontables pour un pays comme la France. Nous n’entrerons pas ici dans les débats sur les meilleures solutions technologiques y compris au niveau des questions de chiffrement. Posons simplement des principes simples qui éviteront de se perdre dans certaines querelles d’experts. D’une part, il n’existe pas de solution parfaite en termes de sécurité des données, pas même avec des systèmes décentralisés qui peuvent par exemple être abusés par des utilisateurs malveillants en créant de fausses alertes Covid+[xxxvii]. Il en serait d’ailleurs de même pour l’armée d’investigateurs « manuels et au téléphone » évoqués plus haut : non seulement la plupart d’entre eux prendront connaissance de multiples dossiers médicaux de patients (avec des risque de dérapages bien connus auprès parfois des personnels de banques, d’administrations ou d’hôpitaux)[xxxviii]; mais de surcroît si on a plus de vingt mille enquêteurs, il y aura toujours un risque que l’un d’entre eux fasse fuiter des informations soit par erreur, soit par malveillance. Il faut constamment réfléchir à la manière de minimiser les risques, en commençant par minimiser les données utilisées. Cependant, le risque zéro n’existe jamais dans aucun système strictement IT ou strictement humain ou même hybride (ce qui sera le plus probablement l’approche retenue). La recherche d’une solution « technique » est totalement illusoire.  Pour une discussion très complète des différentes options techniques concernant l’application et des problèmes de sécurité, on pourra se référer à l’article très complet de Fred Raynal, enseignant à l’école de guerre économique et CEO de Quarkslab. D’autre part, comme vu plus haut, l’augmentation numérique pour aider la recherche de contact devra très probablement aller au-delà même d’une application et utiliser les signaux des téléphones voire le croisement d’autres bases de données comme en Corée. On l’a vu : les contraintes de recherche rapide et large de contacts imposent un cadre qui sera très probablement intrusif et obligatoire vis-à-vis des autorités sanitaires. Enfin, s’il y a des problèmes d’exécution, ou l’impossibilité de développer logiciels et algorithmes en temps et en heure – la France peut toujours se les procurer auprès d’organismes publics ou éventuellement d’entreprises privées de pays alliés. Il faudra néanmoins que le code source soit disponible et que tous les tests nécessaires de sécurité puissent être bien sûr réalisés. Il ne s’agit pas ici de minimiser les problèmes de souveraineté que cela pourrait poser – ou les risques d’espionnage via backdoor, même de pays amis. Mais il s’agit de poser ces risques en regard d’une menace d’un affaissement bien plus grave encore si la France ne trouve pas d’issue viable et rapide à la crise.

Il n’y a pas d’interdiction légale à la collecte de données de santé pour usage sanitaire en cas d’épidémie. Le traitement de données à caractère personnel est explicitement autorisé par le RGPD « lorsque le traitement est nécessaire à des fins humanitaires, y compris pour suivre des épidémies et leur progression »[xxxix]. En outre, le consentement n’est pas obligatoire dans le cadre d’une mission d’intérêt public ou, pour reprendre les réponses de la CNIL, « pour sauvegarder les intérêts vitaux d’une personne, par ex : en cas d’épidémie »[xl]. Dans la loi, rien de ceci ne contrevient donc aux libertés publiques. Il est à ce titre surprenant d’observer la confusion dans l’esprit de nombre de personnes entre le périmètre d’action accordé aux autorités sanitaires dans le cadre de mission d’intérêt public et celui dévolu à des entités commerciales, qui doit naturellement être beaucoup plus restreint. Enfin, il faut bien comprendre qu’une épidémie est une maladie qui n’engage pas uniquement l’individu mais aussi la collectivité des autres citoyens pouvant être infectés et tomber malade. Les données épidémiques de chacun appartiennent à l’intérêt public de tous.

Le détournement est toujours possible mais les conditions objectives de l’épidémie l’en empêchent. L’Etat pourrait très bien réutiliser les services d’exploitation des données sanitaire contre l’épidémie de Covid-19 à d’autres fins ; Comme il pourrait réutiliser le précédent du confinement à domicile pour forcer les gens à rester chez eux ; Ou détourner l’usage des hommes assermentés et disposant parfois d’armes à feu afin de maintenir l’ordre et assurer le confinement – un moyen encore plus expéditif qu’une application pour imposer un contrôle politique. On le voit par l’absurde : ce qui compte au final, ce n’est pas la technologie ou les moyens mais qui l’utilise, à quelles fins, et dans quel cadre de contrôle.

  • Qui ? Dans le cadre d’une mission d’intérêt publique, permise comme exception au RGPD pour le motif d’épidémie, il ne pourrait s’agir d’un organisme commercial. Pour des raisons à la fois de minimisation des intermédiaires, des données échangées et surtout de rapidité dans le circuit « Dépister/Recherche les contacts/Isoler », idéalement ces informations sont gérées directement par les autorités sanitaires au cœur du triptyque. C’est d’ailleurs la solution retenue en Corée dans le cadre de l’analyse Big Data. La plateforme de fusion des données (« COVID-19 Epidemiological Investigation Support System ») qui a permis de réduire les traitements d’identification des cas d’une journée à dix minutes n’est accessible qu’à certains fonctionnaires du Korean Center for Disease Control et certains enquêteurs détachés des villes ou gouvernements provinciaux. Aucune autre personne – agent, fonctionnaire ou élu – ne peut y avoir accès[xli].
  • A quelles fins ? C’est simple : stopper l’épidémie.
  • Avec quels modes de contrôle ? Comme l’objectif est clair, les conditions de démantèlement du système peuvent être explicitement listées et mener à son arrêt « automatique ». C’est le cas pour le COVID-19 Epidemiological Investigation Support System en Corée mentionné plus haut. Mais on peut aller plus loin et donner des conditions claires et mesurables d’arrêt automatique : par exemple N jours où le nombre de nouveaux cas sera en dessous d’un certain seuil, ou bien où Rt, le nombre de reproduction à l’instant t sera en dessous d’une certaine valeur. C’est là la grande différence avec la lutte contre le terrorisme. Avec ce dernier, la menace est cachée (par définition : c’est le modus operandi de l’action clandestine !), donc le niveau de menace difficilement mesurable – et le risque de prolongement d’utilisation des moyens de surveillance proportionnée à la menace effective mécaniquement bien réel. En outre certains buts politiques avancés contre par exemple la menace venant d’Al Qaeda durant les années 2000 étaient par définition non-mesurables et non atteignables : comment s’assurer que le phénomène à la fois criminel mais aussi sociologique du terrorisme pourrait s’arrêter un jour ? Comment gagne t-on la « guerre mondiale contre le terrorisme » ? Toutes ces ambiguïtés ou objectifs complexes, qui ont ouvert la porte à bien des dérapages, n’existent pas avec la lutte contre l’épidémie de Covid-19. Et si des doutes subsistent, on peut attacher une date butoir d’utilisation ou de péremption en ultime garantie, comme proposée par la CNIL et mise en place d’ailleurs en Israël avec durée limitée de 30 jours[xlii]. Mais avec le risque de revenir dessus et de prolonger si l’épidémie n’était pas sous contrôle. Là-dessus, on doit rajouter tous les modes de contrôle (revue périodique, audits) organisés par des comités parlementaires ou agences indépendantes permettant de contrôler les contrôleurs.

…Et dans les faits ? La Corée et Taïwan sont deux démocraties libérales avec des oppositions libérales tellement fortes qu’elles sont actuellement au pouvoir. Moon Jae-In dirige le Parti Démocrate de Corée et désormais le pays depuis son élection en 2017 suite à l’impeachement de la présidente conservatrice Park Geun-hye. Tsai Ing-We est la première femme élue Présidente de Taiwan et elle dirige le Parti Démocrate Progressiste. Dans aucun de ces pays, depuis la mise en place des mesures numériques de recherche de contact et de contrôle des quarantaines, on n’a pu noter une restriction de la libre circulation de l’information ou des limitations à l’exercice des oppositions démocratiques. Du reste, la Corée a tenu des élections législatives le 15 avril. Non seulement le gouvernement a autorisé le vote par la poste et des règles de distanciation sociale strictement appliquées – mais de surcroît même les électeurs présentant de la fièvre étaient autorisés à voter en étant orienté vers un parcours spécifique[xliii]. Malgré l’épidémie, la participation électorale était la plus élevée depuis 28 ans[xliv]. La Corée démontre que non seulement le système de surveillance sanitaire n’a en rien dissuadé la vie démocratique ; mais de surcroît, en contribuant à casser l’épidémie depuis le pic de début mars, associé avec d’autres mesures, elle a permis la poursuite d’une vie démocratique forte.                  

A la date d’aujorud’hui, il n’y a pas d’alternative rapidement opérationnelle et socialement viable au modèle Coréen.

  • 1ère alternative : se limiter à ce que fait l’Allemagne et augmenter considérablement les dépistages (la première étape du triptyque « test/trace/isolate »). Mais si l’Allemagne a obtenu d’excellents résultats en termes de nombre de morts par millions d’habitants grâce à la forte qualité de son infrastructure de soins et à des dépistages massifs qui permettent une prise en charge précoce des malades – la progression de la maladie est, elle, bien plus proche de celle de la France que de la Corée du Sud, tant dans le nombre de malades par habitant qu’avec le taux de croissance de la maladie (voir ci-contre). Du reste, la chancelière Merkel ainsi que Christian Drosten, le directeur de l’institut de virologie de l’hôpital de la Charité à Berlin, semblent très rétifs à l’idée d’un déconfinement précipité – Drosten craint d’ailleurs une seconde vague en mai ou juin[xlv].
  • 2ème alternative : Si un bon niveau de dépistage ne permet pas de compenser un niveau sous-optimal de recherche des contacts, on pourrait alors « turbo-charger » le dépistage. C’est que propose le prix Nobel d’économie Paul Romer qui propose de tester 7% de la population américaine par jour, soit 22 millions d’américains quotidiennement[xlvi]. Cela semble impraticable à court terme aux Etats-Unis : d’après Harvard University, le pays doit déjà tripler son niveau de dépistage et atteindre au moins 500.000 tests par jour pour sortir du confinement, soit 0.15% de la population américaine[xlvii]. On peut se poser la question de la durée que prendra le passage de 150.000 tests/jours à 500.000/jour …puis à 22.000.0000/jour. Du côté français, le Premier Ministre vise 500.000-700.000 tests/semaine soit bien les 0.15% de la population française par jour comme recommandés par Harvard University, si l’on tient les 100.000 test/jour ou 700.000 tests/semaines. Mais comme aux Etats-Unis, la possibilité de passer de 0.15% à 7% de la population française testée quotidiennement semble impossible à court terme.
  • 3ème alternative : On pourrait essayer d’entrer dans le jeu de « stop-and-go » suggéré le 16 mars par les équipes de Neil Ferguson/ Imperial College avec un mix de mesures de distanciation sociale[xlviii]. Du reste, c’est ce qui a été décidé à Singapour qui, suite à une perte de contrôle de l’épidémie, a choisi un confinement à domicile démarré début avril et qui sera désormais étendu jusqu’au 1er juin[xlix]. Le problème, c’est que la succession de périodes de confinement plus ou moins dures pour suppression épidémique et la volatilité qui en résultera risquent de briser encore plus durement la confiance économique, de bloquer tout investissement et d’augmenter en retour le risque de crise de liquidité. Le FMI sur son blog note déjà, à cette étape, avant même qu’un retour vers le confinement soit évoqué, que la croissance mondiale est prévue pour être autour de -3% sur l’année, alors que la chute des marchés financiers est plus marquée que pendant 2008-2009, que les différentiels de taux augmentent fortement – ainsi d’ailleurs que les risques de défaut[l]. D’un autre côté, le système bancaire est dans un meilleur état qu’en 2008 et les banques ont été « stress-testées » face à des scénarios allant jusqu’à  -5 %à -7% de croissance mondiale[li]. Mais peut-on vraiment s’assurer que si une deuxième, voir à force de stop-and-go, l’équivalent d’une troisième période de confinement était décrétée en Occident cette année, ces bilans pourront tenir le choc dans les faits ? D’autant que dans ce cas, si le chiffre d’affaire moyen des entreprises baissait de 50% sur l’année, 1/5 des entreprises deviendraient insolvable en moins de six mois[lii]. Les risques de défaut et de liquidité deviendraient insurmontables et pourraient entraiîer une cascade économique, emportant certaines banques et en bout de chaîne un chômage de masse jamais vu. Un danger deviendrait alors encore plus grave pour les populations que celui de mourir du Covid-19 : celui de mourir de faim. Et déjà, dans certains des états les plus fragiles, « canaris dans la mine » de nos éventuels désordres socio-économiques à venir, des manifestations et émeutes ont eu lieu au Liban, en Iraq et à Mumbai en Inde[liii]. Le nombre de personnes dans le monde exposé à un risque de famine pourrait monter à 265 millions de personnes[liv]. Même en occident, des craquements encore sporadiques se font entendre – qu’il s’agisse des manifestations dans plusieurs états du Sud des Etats-Unis et de la Rust Belt contre les plans de confinement des gouverneurs[lv], ou même des débuts de tensions en banlieue en France[lvi]. Dans les couches sociales les plus défavorisées, la question de la faim et derrière celle des « morts du désespoir » provoqués par un effondrement matériel et moral, risquent de provoquer une autre crise sanitaire[lvii]. Des demandes répétées de « stop and go », d’entrée et de sortie du confinement, risquent soit de finir par ne plus être suivi, soit de provoquer des colères populaires de plus en plus fortes et de plus en plus violentes, soit les deux.
  • L’ultime alternative – c’est d’arrêter le confinement en l’état pour éviter le risque économique qui risque d’être aussi grave que le risque épidémique lui-même. Mais dans ce cas, il est facile d’observer que les conséquences sanitaires seront plus que désastreuses. L’étude de l’Institut Pasteur a indiqué que moins de 6% des français seront infectés le 11 mai. Si l’ensemble de la population était infecté, l’immunité de masse ne pourrait être atteinte qu’avec plus de 60% de la population – pour un R0 =2.5 – soit 54% de la population infectée ou 36 millions de français. L’institut Pasteur évoque un IFR (Infection Fatality Ratio ou probabilité de mortalité par infection) de 0.53%[lviii]. Pour information, des taux « naïfs » observés en Europe sur la base des cas détectés sont bien plus élevés et varient de 13.8% en France ou 13.4% en Italie à 3.6% en Allemagne (et 2.2% en Corée)[lix]. Si les infrastructures médicales sont dépassées – et en cas de très larges vagues, elles le seront – l’IFR remontera. Si on prend la mesure centrale de 1% pour le taux d’infection, estimé par plusieurs experts en février-mars et qui correspond d’ailleurs au taux observé sur le bateau de croisière Diamond Princess[lx], on arrive à plus de 360.000 morts supplémentaires en 2020. Ce chiffre ne prend pas en compte l’effet de désorganisation des services d’urgence. En ajoutant les morts de l’actuelle première vague, en 12 mois, on serait à 2/3 de toutes les victimes civiles et militaires de la France pendant toute la durée de la guerre 1939-1945. On peut imaginer de plus l’état de dislocation économique que cette catastrophe sanitaire jamais vue pourrait là encore entraîner.

Une décision qui se veut éthique doit envisager toutes les conséquences. Toute réflexion éthique doit étudier les alternatives. L’interdiction formelle du mensonge quelles que soient les situations, posée par Kant dans son « Droit de mentir »[lxi], est fondamentale en science ou dans l’exercice du droit – mais ne pourrait tenir dans certaines situations humanitaires (ex : cacher aux autorités des populations menacées de génocide) ou pour certaines opérations de l’Etat (ex : le renseignement). De même, la non-violence absolue prônée par Gandhi, aussi admirable soit-elle, est cependant dure à apprécier quand celui-ci, réagissant à la Nuit de Cristal de 1938, proposait que les juifs se laissent massacrer par Hitler afin de maintenir par-dessus-tout leur dignité[lxii]. Il en va de même avec la question de l’utilisation des données et de la mise en place d’un système sanitaire humain et numérique de « recherche des contacts ». Si on se pare d’absolus, si l’on ne pèse pas le « pour et le contre » en regard des conséquences sur les sociétés humaines, alors comment éviter ce que l’on a pu voir aux Etats-Unis : à savoir des groupes qui sur la base de principes libertaires, manifestent et refusent le confinement ? Si l’on refuse cette « recherche hybride des contacts » sur la base de principes non examinés par la réalité de la situation, alors on ouvre la porte au refus du confinement à domicile, des mesures de distanciation sociale, voir de la vaccination obligatoire si celle-ci était nécessaire contre la maladie d’ici 12 à 24 mois.

Or justement, que montre la situation ? La description des alternatives le dépeint de manière clair et brutale : nous sommes face à l’une des 2-3 plus graves crises sanitaires ou, potentiellement, économiques, sociales et politiques, des 120 dernières années. Jamais depuis la fin de la seconde guerre mondiale il y a 75 ans, le mot de « Force Majeure » ne s’est à ce point appliquée en Occident et en France. Il est à nouveau sidérant de voir tant de leader d’opinions et d’hommes politiques qui ne l’ont toujours pas compris – tout comme ils n’avaient pas vu venir l’arrivée de l’épidémie à partir de la fin janvier, ou même fin février quand on entendait encore parler de « grippette ». D’un autre côté, on voit bien en prenant l’exemple de la Corée, qu’à la fois elle offre une manière moderne de combattre l’épidémie et qu’elle n’a en rien détruit la vie démocratique. Au contraire : elle a permis de la vivre pleinement lors des élections d’avril. La raison, éclairant l’examen approfondi des réalités, doit l’emporter sur la peur et les fantasmes. Là est l’obligation morale, car des milliers de vies humaines sont en jeu.

Conclusion :  le débat ne s’arrêtera pas le 28 avril. Il devra être ouvert et constructif      

Il est de la responsabilité des parlementaires de la majorité et des oppositions d’agir donc dans la raison. Ils doivent le faire dans l’estimation objective des faits et de leurs alternatives, et non pas en se drapant de vertus qui dans la réalité, si elles mènent à bien plus de morts, seront en fait la lie du vice le plus cruel. Cela nécessitera très certainement du courage politique – mais bien moins que celui du personnel soignant exposé chaque jour en première ligne ou celui de leurs propres électeurs tombés malades et se battant pour leur vie. Et de toute façon, qu’ils soient dans les oppositions ou dans la majorité, ils n’auront pas le choix : décisionnaires par le vote et l’influence, leurs faits et gestes seront examinés par les futures commissions d’enquêtes au niveau national ou au niveau européen ; et par les futures associations de familles de victimes, qui face à un drame sanitaire bien plus grave que celui du sang contaminé, ne manqueront pas d’amener les décisionnaires devant les tribunaux.

D’un autre côté, il est important que le Parlement soit associé aux décisions importantes du pays et que le débat démocratique ne s’arrête jamais. A rebours de certaines idées reçues en France, les moments de crise doivent être des moments forts de débat. Le Premier Ministre Churchill, au cœur de la plus grave crise du XXème siècle, la Deuxième Guerre Mondiale, rendait des comptes chaque semaine au Parlement et a failli perdre son poste en 1942 face à des motions de censure qu’il n’a pu mettre en minorité que par la force de son argumentation. Son prédécesseur pendant la Première Guerre Mondiale, Asquith, fut lui démis en 1916. En France, pendant cette même Première guerre mondiale, quatre Présidents du conseil se sont succédés (Viviani, Briand, Ribot, Painlevé) avant que Clémenceau, le « père de la victoire » n’arrive aux commandes en 1917. La démocratie américaine a tenu des élections présidentielles pendant la guerre de Sécession en 1864 et pendant la deuxième guerre mondiale en 1944. Pendant les crises les plus graves, la démocratie n’est pas suspendue : bien au contraire, elle doit être encore plus forte et vivace.

L’heure est donc sérieuse pour tous les parlementaires qui prendront part au vote. Comment ce débat pourrait-il se construire à partir de la fin avril et très probablement au-delà ? Il y a eu moins quatre grands principes nécessaires pour faire vivre ce débat d’une manière à la fois plus forte et plus constructive – car cette fois, les erreurs se compteront en milliers de morts directs.

  • Les oppositions doivent absolument apporter des propositions d’amélioration ou des propositions alternatives. En effet, les oppositions ne peuvent se contenter de censurer les propositions du gouvernement – et risquer de laisser des trous béants dans la logique contre-épidémique. A nouveau, les futurs commissions d’enquêtes et les associations de familles de victimes regardent déjà ces décisionnaires à 6 ou 12 mois de distance.
  • Ces contre-propositions doivent être modélisées si elles veulent être prises au sérieux. Les modèles sont désormais au cœur de la prise de décision. C’est en raison des modèles développés par l’équipe de Neil Ferguson à Imperial College que les décisions de confinement ont été prises à la mi-mars en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne[lxiii] et en France, où Simon Cauchemez, l’un des modélisateurs qui a travaillé par le passé avec les équipes de Neil Ferguson, est l’un des membres du Conseil Scientifique Covid-19[lxiv]. De nombreux autres modèles et équipes de modélisations existent bien sûr, comme celle par exemple de Vittoria Colliza de l’Institut Pierre Louis d’Epidémiologie et de Santé et qui conseille le gouvernement français[lxv]. Bien sûr, ces modèles ont des limites. Ils ne servent absolument pas à prédire l’avenir. Mais comme le disait le statisticien George E.P. Box, ‘tous les modèles sont faux mais certains sont utiles[lxvi]. En l’occurrence, ils peuvent à la fois mettre sur le devant les hypothèses sélectionnés pour le modèle, ce qui est peut être une base rationnelle de discussion ; et ils peuvent indiquer les zones de risques graves et les tendances centrales, à l’image de ces « phares et balises » que décrivait Alain Supiot du Collège de France pour indiquer le rôle de la science dans le débat politique[lxvii]. D’un point de vue matériel, ces modèles ont besoin de codes, de données et de moyens humains. Or les codes et les données peuvent être accessibles en source libre – c’est déjà le cas de la plupart des données scientifiques nécessaires aux modèles du Covid-19 et une bibliothèque croissante de modèles épidémiques sont accessibles pour la programmation. La diversité des modèles et des approches constitue d’ailleurs un élément fondamental du débat scientifique : de la même façon qu’il y a plusieurs hypothèses et approches, il ne peut y avoir un seul modèle. Les équipes du Parlement doivent donc réfléchir à aider les membres de la majorité et des oppositions à développer leurs propositions avec le soutien d’équipes de modeleurs.
  • Plus de transparence et de partage dans le débat démocratique scientifique à tous les niveaux. Les données et les modèles peuvent être d’autant plus partagé que le problème de sécurité nationale qui nous fait face diffère des questions de terrorisme ou de conflits entre puissances. La question du secret défense, fondamental dans la lutte armée, n’existe quasiment pas dans la sécurité sanitaire face à un pathogène qui n’est pas du bioterrorisme. Et d’ailleurs non seulement les groupes parlementaires, mais d’autres groupes de la société civile doivent pouvoir développer ces capacités de développement de modèles. Et il en va également de la réflexion portée par le haut comité scientifique qui conseille le gouvernement français. Il faut saluer le fait que non seulement l’ensemble de ce groupe de 11 à 13 personnes, très hautement qualifiés, est clairement identifié[lxviii] – ce qui n’a pas été le cas pendant plusieurs semaines, par exemple, du groupe SAGE[lxix] qui a les mêmes fonctions auprès du gouvernement britannique. Il faut aussi saluer le fait que le Conseil Scientifique du Covid-19 met librement à disposition ses avis[lxx]. On pourrait cependant demander, pour plus de démocratie, que d’une part ces avis soient plus fréquents – le dernier a été émis le 8 avril dernier et était dédié aux territoires d’Outre-Mer ; et surtout, pour permettre le débat, que les modèles, papiers de recherche, résultats expérimentaux ou même avis personnels d’experts, parfois les seuls disponibles dans le temps court de la décision… puissent être mis à disposition. A nouveau, (a) la pandémie ne se traite pas comme du secret défense et (b) c’est la seule manière de faire vivre un authentique débat démocratique dans le cadre d’une épidémie.
  • Le gouvernement ou les autres groupes sont obligés de réfléchir à un « plan B » opérationnel immédiatement au cas où les décisions actées à la fin du mois d’avril/ début du mois de mai ne suffisent pas. Et comme nous l’avons vu plus haut, un périmètre d’action trop réduit sur le modèle de TraceTogether à Singapour a de fortes chances de connaitre le même destin que TraceTogether à Singapour. Or, si nous changeons de fusil d’épaule en pleine crise, nous ne pourrons attendre encore plusieurs semaines avant de réfléchir et débattre à un autre plan plus ambitieux, en délimiter les paramètres et mettre en place en place ce plan ambitieux. Pour une raison simple : chaque jour perdue peut signifier 300 à 1000 vies perdues. Soit chaque jour l’équivalent de plusieurs fois le Bataclan en 2015. Il faudra donc qu’en parallèle au plan établi à la suite des débats et décision de la fin du mois d’avril/début du mois de mai, d’autres projets puissent être développés en parallèle afin que si (a) les projets début mai démontrent leurs limites et (b) le parlement s’oriente vers des solutions plus ambitieuses alors (c) ces solutions plus ambitieuses pourront être activées de manière opérationnelle quasi instantanément, sans perdre une seule journée. Et comme l’on n’apprend qu’en marchant, ces solutions, pour s’assurer qu’elles sont bien opérationnelles, devront être déjà expérimentées dans un périmètre limité et sous contrôle – quitte à ce qu’elles ne soient jamais utilisées.

Nous sommes dans un état de crise très rarement atteint dans l’histoire de la République. Il peut remettre en cause non seulement l’Europe, mais également faire basculer le pays. Tous les pouvoirs du pays doivent agir dans le tempo de la crise. Ils doivent s’inspirer du Premier Ministre Churchill qui débattait auprès des parlementaires, exigeait à la fois des actions immédiates (son fameux tampon « Action this day ») et avait crée l’une des premières cellules statistiques de l’histoire des administrations modernes, dirigeait par son ami le Prof. Lindemann, afin d’évaluer par les données l’action du gouvernement[lxxi].

Surtout, tous les pouvoirs du pays ne doivent jamais oublier ce principe fondamental de l’action en temps de crise, rappelé par Danton à une République menacée : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! ». C’était deux semaines avant la victoire de Valmy.

C’est aussi à cette aune qu’ils seront jugés par les commissions d’enquêtes, par les associations de familles de victimes et par l’Histoire.

Guy-Philippe Goldstein

 

[i] Interview BFM TV, 19/4/2020

[ii] “Flattening the curve on COVID-19: How Korea responded to a pandemic using ICT”, The Government of

the Republic of Korea, April 15, 2020

[iii] http://www.academie-medecine.fr/communique-de-lacademie-pandemie-de-covid-19-mesures-barrieres-renforcees-pendant-le-confinement-et-en-phase-de-sortie-de-confinement/

[iv] De Kai, Guy-philippe Goldstein, Alexey Morgunov, Vishal Nangalia, Anna Rotkirch, “Universal Masking is Urgent in the COVID-19 Pandemic: SEIR and Agent Based Models, Empirical Validation, Policy Recommendations”, April 2020

[v] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1762362/

[vi] https://www.washingtonpost.com/health/2020/04/10/contact-tracing-coronavirus-strategy/

[vii] https://www.thelancet.com/journals/langlo/article/PIIS2214-109X(20)30074-7/fulltext

[viii] https://www.thelancet.com/journals/langlo/article/PIIS2214-109X(20)30074-7/fulltext – voir supplément

[ix] https://www.nature.com/articles/s41591-020-0869-5

[x] Ganyani, T. et al. Estimating the generation interval for COVID-19 based on symptom onset data. Preprint at medRxiv https://doi.org/10.1101/2020.03.05.20031815 (2020).

[xi] https://twitter.com/propublica/status/1253351925988364293

[xii] https://www.aei.org/wp-content/uploads/2020/03/National-Coronavirus-Response-a-Road-Map-to-Recovering-2.pdf

[xiii] https://ethics.harvard.edu/files/center-for-ethics/files/roadmaptopandemicresilience_updated_4.20.20_0.pdf

[xiv] Ibid, voir p.7 et p.15

[xv] https://www.politico.com/news/2020/04/21/tracking-coronavirus-workforce-does-not-exist-197622

[xvi] L. Ferretti et al., Science 10.1126/science.abb6936 (2020), disponible  à https://science.sciencemag.org/content/sci/early/2020/03/30/science.abb6936.full.pdf

[xvii] Ibid, voire Fig. 3 et p.4-6

[xviii] Voir https://cmmid.github.io/topics/covid19/reports/bbc_contact_tracing.pdf et discussion https://twitter.com/AdamJKucharski/status/1254166909114875910?s=20

[xix] https://ethics.harvard.edu/files/center-for-ethics/files/roadmaptopandemicresilience_updated_4.20.20_0.pdf, voir p.15

[xx] https://www.aei.org/wp-content/uploads/2020/03/National-Coronavirus-Response-a-Road-Map-to-Recovering-2.pdf p.5

[xxi] https://www.americanprogress.org/issues/healthcare/news/2020/04/03/482613/national-state-plan-end-coronavirus-crisis/

[xxii] https://www.theverge.com/interface/2020/4/14/21219289/apple-google-contact-tracing-app-android-ios-pros-cons-quarantine-testing

[xxiii] Le site de l’application indique 1.100.000 d’utilisateurs (https://www.tracetogether.gov.sg/) pour une population totale de 5.6 millions d’habitants, soit 20% – même si l’on ne sait pas si les utilisateurs sont actifs ou non

[xxiv] https://rebl.sg/new-report-reveals-singapore-has-the-highest-smartphone-penetration-in-the-region/

[xxv] https://www.statista.com/statistics/539395/smartphone-penetration-worldwide-by-country/

[xxvi] https://www.gov.sg/article/help-speed-up-contact-tracing-with-tracetogether

[xxvii] https://www.straitstimes.com/singapore/about-one-million-people-have-downloaded-the-tracetogether-app-but-more-need-to-do-so-for

[xxviii] https://www.cnet.com/news/director-behind-singapores-contact-tracing-app-says-tech-isnt-the-solution-to-covid-19/

[xxix] https://www.pmo.gov.sg/Newsroom/PM-Lee-Hsien-Loong-address-COVID-19-21-Apr

[xxx] Mathieu Duchatel, François Godement, Viviana Zhu, « Covid-19 : L’Asie orientale face à la pandémie », Institut Montaigne, Note Avril 2020, voir p. 67-80

[xxxi] http://www.koreaherald.com/view.php?ud=20200326000987

[xxxii] Duchatel et al., 2020

[xxxiii] https://www.straitstimes.com/asia/east-asia/coronavirus-seouls-full-cafes-apple-store-lines-show-mass-testing-success

[xxxiv] “Flattening the curve on COVID-19: How Korea responded to a pandemic using ICT”, The Government of

the Republic of Korea, April 15, 2020 – p. 17-19

[xxxv] Voir https://www.telecompaper.com/news/deutsche-telekom-provides-robert-koch-institute-with-anonymised-customer-data-to-contain-spread-of-covid-19–1330780, https://techcrunch.com/2020/03/27/telco-metadata-grab-is-for-modelling-covid-19-spread-not-tracking-citizens-says-ec/

[xxxvi] https://hal-pasteur.archives-ouvertes.fr/pasteur-02548181/document voir p.4

[xxxvii] https://www.lawfareblog.com/problem-google-and-apples-covid-19-tracking-plan

[xxxviii] https://privatech.ca/2017/06/08/the-snooping-problem-investing-in-your-people-to-reduce-privacy-risks/

[xxxix] Voir Art. 46 https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees

[xl] https://www.cnil.fr/fr/cnil-direct/question/reglement-europeen-le-consentement-est-il-obligatoire

[xli] “Flattening the curve on COVID-19: How Korea responded to a pandemic using ICT”, The Government of

the Republic of Korea, April 15, 2020 – p. 44-46

[xlii] https://www.nytimes.com/2020/03/16/world/middleeast/israel-coronavirus-cellphone-tracking.html

[xliii] https://thediplomat.com/2020/04/south-korean-ruling-party-wins-supermajority-in-legislative-election/

[xliv] https://www.theguardian.com/world/2020/apr/16/south-koreas-ruling-party-wins-election-landslide-amid-coronavirus-outbreak

[xlv] https://www.theguardian.com/world/2020/apr/23/german-states-lifting-lockdowns-too-quickly-warns-merkel-coronavirus

[xlvi] https://paulromer.net/covid-sim-part1/ et https://www.vox.com/2020/4/10/21215494/coronavirus-plans-social-distancing-economy-recession-depression-unemployment

[xlvii] https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/17/us/coronavirus-testing-states.html

[xlviii] Voir https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-NPI-modelling-16-03-2020.pdf

[xlix] https://www.theguardian.com/world/2020/apr/21/singapore-coronavirus-outbreak-surges-with-3000-new-cases-in-three-days

[l] https://blogs.imf.org/2020/04/14/covid-19-crisis-poses-threat-to-financial-stability/

[li] https://www.euromoney.com/article/b1kxrvx42r38r6/can-banks-withstand-the-impact-of-covid-19

[lii] https://voxeu.org/article/covid-19-preventing-corporate-cash-crunch-among-listed-firms

[liii] https://www.washingtonpost.com/world/coronavirus-protests-lebanon-india-iraq/2020/04/19/1581dde4-7e5f-11ea-84c2-0792d8591911_story.html

[liv] https://www.nytimes.com/2020/04/22/world/africa/coronavirus-hunger-crisis.html?action=click&module=Top%20Stories&pgtype=Homepage

[lv] https://www.bbc.com/news/world-us-canada-52359100

[lvi] http://www.leparisien.fr/faits-divers/nouvelles-tensions-en-banlieue-parisienne-apres-l-accident-de-villeneuve-la-garenne-21-04-2020-8303043.php

[lvii] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/21/coronavirus-le-confinement-provoque-une-crise-sociale-mondiale_6037257_3234.html

[lviii] https://hal-pasteur.archives-ouvertes.fr/pasteur-02548181/document

[lix] Voir https://www.worldometers.info/coronavirus/#countries au 24/4/2020

[lx] https://www.nytimes.com/2020/04/17/us/coronavirus-death-rate.html

[lxi] Voir Emmanuel Kant, « Le Droit de mentir suivi de Théorie et pratique », traduits et commentés par Eric Bories et Stéphane Robilliard, Les éditions du Cerf, Paris, 2018

[lxii] https://www.latimes.com/archives/la-xpm-2009-sep-24-oe-hier24-story.html

[lxiii] https://www.businessinsider.fr/us/neil-ferguson-transformed-uk-covid-response-oxford-challenge-imperial-model-2020-4

[lxiv] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/03/26/qui-compose-le-conseil-scientifique-covid-19-cree-pour-aider-le-gouvernement-face-a-la-crise_6034505_1650684.html

[lxv] https://www.nature.com/articles/d41586-020-01003-6

[lxvi] GEP B. Robustness in the strategy of scientific model building; Technical Summary Report #1954. Mathematics Research Center, University of Wisconsin-Madison, 1979

[lxvii] Voir https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/13/de-la-place-des-sciences-dans-la-pandemie-globale/

[lxviii] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/03/26/qui-compose-le-conseil-scientifique-covid-19-cree-pour-aider-le-gouvernement-face-a-la-crise_6034505_1650684.html

[lxix] https://www.theguardian.com/uk-news/2020/apr/14/no-10-secrecy-around-sage-coronavirus-advisory-group

[lxx] https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/dossiers-de-presse/article/covid-19-conseil-scientifique-covid-19

[lxxi] Andrew Roberts, “Hitler and Churchill: Secrets of Leadership”, Phoenix House, 2003

One thought on “Contact-tracing face au covid-19 : pas d’autres choix que l’audace (G-P Goldstein)

  1. Les tests ne sont-ils pas une illusion ? Une personne testée positive à 10 h 40 peut être contaminée à 11 h 10.
    L’évaluation de prédispositions ne serait-elle pas préférable ?
    Le goût permettrait-il cette évaluation ?
    Par exemple : une personne qui est dégoûtée par le 6-n-propylthiouracil (substitut moins soufré de la phénylthiocarbamide du Brocoli ) aurait une prédisposition à contracter le Covid-19, notamment sous une pneumonie sévère.
    À l’inverse une personne supportant l’amertume de la fumée de tabac ou du Schweppes serait moins « à risque ».
    Voir Goûter l’amertume pour prédire
    http://www.beaubiophilo.com/2020/04/gouter-l-amertume-pour-predire.html
    Mais avec de grandes différences individuelles conséquence du grand polymorphisme des Récepteurs à l’amertume « de gustibus et coloribus non disputandum »

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