Fermez le ban ! (par le Col. Moutarde)

A La Vigie, nous avons déjà dit ce que nous pensions de la nécessité du débat stratégique, notamment dans le dernier numéro (éloge du débat stratégique en France). Un de nos correspondants nous a en complément envoyé ce texte, impertinent mais très pertinent. Nous avons donc décidé de le publier, tout en préservant son alias de Colonel Moutarde. Ouvrez le ban, il sera bien le temps de le fermer. JDOK

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Fermez le ban !

La polémique enflait, souterraine. Alain Juppé, candidat favori à l’élection présidentielle, avait lâché : « les militaires, c’est comme les ministres, ça ferme sa gueule ou ça s’en va » (allusion au livre du général Soubelet). Puis V. Desportes publia une belle tribune, en première page du Monde : « Non, les militaires n’ont pas à la fermer ». Quelques billets de blog plus tard, plus ou moins bien inspirés, il est temps d’ajouter notre pierre au tumulte ambiant.

Tout d’abord, M. Juppé est un homme d’expérience, de vieille et ancienne expérience, quasiment antique. La maxime selon laquelle un ministre « ferme sa gueule ou démissionne » date de M. Chevènement, en 1991 de mémoire. Peut-être devrait-on s’apercevoir que nous sommes passés au XXIe siècle et que depuis au moins deux quinquennats, on entend des ministres tonitruer… et ne pas démissionner. Autrement dit, si la règle a évolué pour les ministres, il est bien temps qu’elle évolue pour les militaires. Encore faudrait-il ne pas se rallier à des convictions d’un autre âge.

J’attends ici qu’on m’oppose une autre maxime : « la Guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires ». Attribuée à Clemenceau, chacun en conclut qu’il s’agit d’une parole du Tigre, celui de 1917, vieux sage accédant au pouvoir à plus de 70 ans pour prendre en main la destinée de la nation au milieu de la tempête. Certains aiment bien se comparer à lui et l’évoquent volontiers quand on fait des allusions déplaisantes à leur âge. Accessoirement, cela faisait alors trois ans que la France était en guerre avec d’ailleurs, comme en 1870, beaucoup d’incursions intempestives du politique dans le champ du militaire, mais passons. Juste pour rappeler que le Clemenceau auteur de la fameuse maxime était, lorsqu’il la prononça, un petit leader de l’opposition de la Troisième République (était-ce après le scandale de Panama ?) qui évoquait la formation du gouvernement à la suite de l’épisode Boulanger : la Guerre dont il parlait, c’était bien évidemment le ministère de la Guerre, fonction éminemment politique qui doit, il est vrai, revenir à un spécialiste de cet ordre. Pas grand-chose à voir avec la grande Guerre, si ce n’est la majuscule.

Deux débats se sont immédiatement greffés sur la polémique déclenchée par le candidat Juppé.

Le premier évoqué par Desportes a trait au soi-disant « devoir de réserve ». Soi-disant devoir, car il n’existe pas ou plus stricto scriptu dans le droit écrit, faut-il le rappeler, depuis la réforme du Statut général des militaires, il y a plus de dix ans. En 2010, l’affaire Mattely, du nom de ce jeune officier sanctionné pour avoir critiqué la réforme de la Gendarmerie nationale sous couvert d’une publication de chercheur, mit les choses au point. Le directeur de la Gendarmerie nationale de l’époque fut muté en quinze jours ambassadeur en Bosnie-Herzégovine, belle promotion s’il en est ; le commandant Mattely vit sa sanction levée, le Conseil d’Etat émit un jugement contourné évoquant ledit « devoir de réserve » (seule mention désormais dans le droit positif) sachant pertinemment que la notion serait cassée si elle venait devant la CEDH. J’imagine que l’arrêt de la procédure fut l’arrangement passé avec Mattely pour le réintégrer : il est depuis devenu Lieutenant-colonel. Rappelons pour ceux qui l’auraient oublié que le statut ne mentionne que deux limitations : la protection des informations classifiées de défense (qu’on sache, les déclarations du général Soubelet n’entrent pas dans cette catégorie) et l’obligation de discrétion professionnelle, qui s’attache à tous les fonctionnaires : il n’y a aucun régime d’exception pour les militaires en la matière.

Après, c’est vrai que ce « devoir de réserve » reste dans les cerveaux : d’abord, ceux des militaires qui croient sincèrement qu’il existe toujours et s’autocensurent si facilement par loyalisme frileux ; mais aussi ceux des politiciens qui croient ainsi mettre au pas ces galonnés, brutes épaisses et factieux potentiels (on vous laisse le choix de l’adjectif, l’important étant bien sûr le substantif). Constatons que cette attitude vient souvent d’élus de la « droite » et exprime ce qu’il faut bien appeler un antimilitarisme de droite.

Au passage, évoquons brièvement le cas du général Soubelet (un gendarme, comme Mattely : constatons que ces affaires interviennent surtout dans ce corps bien « militaire » mais placé pour son emploi sous les ordres du Ministère de l’Intérieur : la question est donc fort éloignée du débat stratégique, mais c’est une autre histoire). Voici donc un homme qui témoigne devant l’Assemblée Nationale et qui se fait sanctionner pour avoir dit ce qu’il estimait la vérité. Je ne sais, je n’y connais goutte aux questions parlementaires. On peut simplement s’étonner qu’à l’heure où beaucoup débattent du statut des lanceurs d’alerte ou s’émeuvent qu’une possible loi sur le secret d’affaires pourait menacer les libertés publiques, le fait qu’un haut responsable de la sécurité intérieure parlant devant la représentation nationale avec des chiffres publics soit sanctionné pour avoir donné son analyse surprend et devrait susciter l’émoi général. Que dit la représentation nationale à ce sujet ? Où est la question qu’elle pose au gouvernement ? Les parlementaires sont-ils soucieux de protéger ceux qui viennent en confiance témoigner devant eux ? Après cela, constatons seulement que la publication contestée du livre du général Soubelet apparaît, au choix, comme la conséquence de la sanction qu’il subit ou comme une atteinte à la discrétion professionnelle : on laissera au lecteur le soin de choisir. Mais on est loin, bien loin du « devoir de réserve ».

Le deuxième débat fut soulevé par JD Merchet, aujourd’hui journaliste à l’Opinion, hier à Marianne, avant-hier à Libération. Plutôt que de regarder l’essentiel du document, il va pointer une formule pour disqualifier l’ensemble du discours, formule habituelle de rhétorique quand on n’a pas grand-chose à redire sur le fond. Donc, Desportes écrit : « la première loyauté d’un militaire au service permanent de la nation, de ses intérêts et de ses valeurs, est envers la France ». Et hop ! Notre Merchet d’entonner le procès en maurrassisme, vieille lune de l’antimilitarisme de gauche (une Gauche échaudée par Bonaparte… c’est à peu près tout, car voici le seul militaire français parvenu par les armes au pouvoir). Critiquer Desportes pour son vieux fonds maurrassien, pourquoi pas. Il a bien d’autres défauts, mais pas celui d’être un factieux, un extrémiste caché, un comploteur de petite vertu, un antidémocrate mal lavé… Peut-être, répondrait Merchet, mais la démocratie, c’est le régime politique et donc ses représentants. Pour un peu, nous avions droit au célèbre et bien utile « cedant arma togae », les armes le cèdent à la toge, pour rappeler à ces obtus de militaires (l’antimilitarisme de gauche prend aussi les militaires pour des abrutis) qu’il y a quand même des principes à respecter et que non, la France n’est pas au-dessus des politiques, non mais quoi ?

Ici, rappelons que le régime romain n’était pas une démocratie parfaite mais d’abord un système militaire et que le « cedant arma togae » visait le cursus honorum d’alors : autrement dit, pour parvenir aux fonctions suprêmes, il fallait d’abord avoir gravi les échelons militaires. On ne pouvait être bon politique que si on avait démontré être un bon militaire. La politique savait alors que l’Etat a d’abord à voir avec la guerre et sa conduite, et qu’avant de conduire le pays, il fallait être capable de conduire ses armées. Ce lien entre le politique et la guerre, nombreux sont les auteurs à l’avoir relevé, de Platon à Machiavel ou Hobbes. Ici, on objectera la formule de Clausewitz énonçant que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais en cela, s’il voit bien le lien, Clausewitz se trompe de sens de la causalité, la guerre est première, la politique est continuation de la guerre par d’autres moyens, confere ici encore Machiavel mais aussi Lénine ou Carl Schmitt. Citons pour finir le sociologue américain Charles Tilly : « la guerre fait l’Etat, l’Etat fait la guerre ». En premier, la guerre, l’Etat n’en est que la suite et la conséquence.

Dès lors, on pourrait poser quelques questions qui animent les débats du moment : Par exemple, l’actuelle autorité politique a déclaré que nous étions en guerre : qu’en penser ? Qui est l’ennemi ? Comment le défaire ? Avec qui ? Avec quoi ? Quels moyens ? Oui, je sais, voici bien des questions compliquées et le Ministre de la Défense vient d’ailleurs de publier un petit ouvrage aux Editions du cerf pour les traiter. Les spécialistes usent d’un mot pour cela : stratégie. Un mot grec. Souvent utilisé, à temps et contretemps. Mais curieusement, très curieusement, il se trouve qu’on prête aux militaires quelque compétence en cette matière. Matière conceptuelle, complexe, difficile, ardue, nécessitant lectures et méditations et débats. Débats ! Ce qui passe par une expression publique et même, des controverses. En un mot, cette matière nécessite une pensée. L’Ecole militaire fut le temple de cette pensée et de grands militaires y entretinrent au XXe siècle une réflexion stratégique de haute qualité, Foch, Castex, Ailleret, Beaufre, Gallois, Poirier, Prestat, … et bien d’autres moins connus qui comme eux dialoguèrent avec les intellectuels et les politiques, du temps, de Guitton à Aron … Aujourd’hui confinés dans les tâches opérationnelles et celles du management, les stratèges militaires ont dû céder la place à des hauts fonctionnaires, stratégistes politiques, (à l’expertise plus souvent autoproclamée ou empruntée ailleurs, et même au loin, qu’à la réflexion collégiale et dialectique d’état-major), auxquels les différentes législatures de droite et de gauche les ont progressivement subordonnés au sein de l’administration de la Défense. On a entrepris ainsi de priver le pays d’une réflexion stratégique qui fut bien utile aux moments graves de notre histoire.

N’est-on pas là à nouveau aujourd’hui face à une nouvelle étrange défaite de la pensée militaire ?

Peut-être n’est- il pas inutile, finalement, d’avoir des militaires qui pensent ?

Colonel Moutarde

 

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